Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/29

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der, il combine la louange et les airs de discrétion, il s’humilie à dessein ; tout-à l’heure il se relèvera, et déjà le feu dont il est plein lui échappe : Et moi aussi je suis une bouche brûlante des Muses !

Lycidas, en répondant, le loue d’abord de sa modestie, et il le fait en d’expressives images : « Cette houlette, dit-il en montrant le bâton qu’il tient à la main, je te la donnerai en présent, parce que tu es une pure tige de Jupiter, toute façonnée pour la vérité. Autant m’est odieux l’architecte qui chercherait à élever une maison égale à la cime du mont Oromédon, autant je hais, tous tant qu’ils sont, ces oiseaux des Muses qui s’égosillent à croasser à l’encontre du chantre de Chio. » – Ainsi la ligne littéraire de Théocrite, comme nous dirions aujourd’hui, est nettement dessinée : il vient à la suite des maîtres et n’a d’ambition que de se voir accueilli par eux ; il se sépare des criailleurs de son temps, c’est le mot qu’il emploie ; mais, d’autre part, il ne croit nullement que la barrière soit fermée, ni qu’il n’y ait plus rien à faire en poésie. A cette époque déjà on ne manquait pas (lui-même nous l’apprend) de gens de mauvaise humeur et occupés d’intérêts positifs, qui disaient que c’était bien assez pour tous d’un seul Homère. Théocrite proteste ; il les réfute, et surtout par son exemple. C’est ainsi que, tout en s’inclinant pieusement devant Homère et les grands, il a mérité de prendre place à la suite, et dans la perspective des âges il nous apparaît encore comme le dernier venu du groupe immortel.

Lycidas, gagné à son appel insinuant, se met donc pendant la route à lui chanter un petit couplet qu’il a fait l’autre jour, dit-il, sur la montagne. C’est un couplet d’amour en faveur d’un objet chéri, lequel est sur le point de s’embarquer pour Mitylène. Il souhaite à cet objet un heureux départ, moyennant certaine condition pourtant : il lui prédit une navigation heureuse, même au cœur de l’hiver ; et lorsqu’il apprendra son arrivée à bon port, ce jour-là, par