Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/515

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d’un examen approfondi, et l’on pourra reconnaître dans le critique qui les juge le coup d’œil de leur égal et de leur pareil. Parlant du grand sermonnaire Bourdaloue, et de son existence cachée, en apparence si calme, si régulière, et d’où il ne nous est parvenu qu’une parole éloquente, M. Vinet a dit : « Quels Mémoires seraient plus intéressants que ceux de ce religieux, s’il eût pu songer à les écrire ? Voir, c’est vivre, et Bourdaloue, ayant beaucoup vu, a beaucoup vécu. Et que savons-nous encore s’il ne vécut que par les yeux ? Sa robe n’était pas cette doublure de chêne ou ce triple airain à travers lequel aucun dard ne peut pénétrer jusqu’au cœur. Le mouvement de ses artères n’était pas aussi calme et aussi régulier que l’ordonnance de ses discours. Bourdaloue était vif, il était prompt, impatient peut-être ; quelques mots de son biographe, qui paraît l’avoir bien connu, laissent entrevoir qu’il y avait de la fougue dans son tempérament, et que, dans l’art de maîtriser son cœur, il déploya plus de force encore que dans l’art de maîtriser sa pensée. La régularité sévère, la facture savante d’une œuvre d’art n’est qu’au regard superficiel le signe d’un équilibre imperturbable de l’âme ; les plus passionnés sont quelquefois les plus austères, et la force qui règle peut avoir le même principe que la passion qui entraîne et que l’enthousiasme qui crée. » – Si M. Vinet disait cela de Bourdaloue par manière de conjecture, on peut le lui appliquer plus sûrement à lui-même : il était de ceux qui vivent d’une vie complète au dedans, et qui, sans rien laisser éclater, arrivent à savoir par expérience tout ce qu’il a été donné à l’homme de sentir.

Je lui ai dû, pour mon compte, une des plus vives et des plus sérieuses impressions que j’aie éprouvées, et que ce nom de Bourdaloue réveille en moi. Il y a neuf ans[1], je revenais de Rome, – de Rome qui était encore ce qu’elle aurait

  1. Juin 1839.