Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/122

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reste auquel il ne fallait pas me fier outre mesure, je crus à la fin comprendre que, dans les derniers jours de notre précédent voyage, nous avions été suivis un soir, M. de Couaën et moi, par quelque espion ; qu'au moment de notre séparation avant Clichy, l'honnête espion s'était attaché à moi de préférence, et que ma singulière course à travers Paris dont il n'avait pu suivre que le début, lui avait fait l'effet du plus savant des stratagèmes. J'éclatai tout seul dans la rue d'un fou rire, quand cette idée me vint, oubliant trop ce qui aurait dû s'y mêler pour moi d'inséparable confusion ; et, comme mon esprit va naturellement à moraliser sur toute chose, je pensai qu'il y a sans doute dans l'histoire force interprétations vraisemblables et autorisées qui ne sont guère moins bouffonnes que ne l'était celle-là.

Mes paroles confiantes rendirent du calme à madame de Couaën ; elle vit l'ami de Fitz-Gérald ; je la conduisis elle-même chez M. D... Le marquis cessa bientôt d'être au secret, et nous pûmes l'aller embrasser chaque jour en voisins à la prison de Sainte-Pélagie, où il avait été transféré sur notre demande. La première fois que nous le retrouvâme s'il me frappa plus que jamais par la froideur et l'étendue de son affliction comprimée, par les grands traits creusés de son visage, par son majestueux front encore élargi sous des cheveux plus rares, par l'outrage envahissant de ses tempes qu'habitait depuis tant de nuits la douleur : car c'est là, toujours là, au point de défaut des tempes et des paupières, comme à une vitre transparente, que mon oeil va lire d'abord l'état vrai d'un ami. Il s'était fait évidemment dans cette âme virile une dernière, une complète ruine d'ambition et d'espérance, un ensevelissement, en idée, de cette gloire qu'il n'avait jamais eue. Ce noble cœur d'un Charles Quint sans empire avait pris au-dedans le cilice, mais un cilice sans religion. Pour moi qui