Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/123

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m'attachais, comme Caleb, à ses pensées, son deuil muet me sembla d'un caractère durable, indélébile, égal à celui de tout conquérant dépossédé : quelque abîme s'était ouvert en lui dans cette convulsion sourde, un abîme qu'on voile aux yeux, mais que rien ne comble plus. Le marquis d'ailleurs fut simple avec nous, il fut tendre : “ Eh bien ! vous me voyez guéri, me dit-il en me tenant longtemps la main, - héroïquement guéri ! Vous, Lucy, et ces deux pauvres enfants et vous cher Amaury, vous êtes mon horizon ma vie désormais : à d'autres l'arène ! ” Comme nous n'étions jamais exactement seuls cette fois ni les suivantes la conversation ne put s'engager à fond. Je lui portais des livres ; madame de Couaën passait une heure environ à broder devant lui. Nous causions de sujets indifférents dans la satisfaction d'en parler ensemble, et, pour le reste, nous prenions patience. M. D... nous avait presque promis une maison de santé avec le printemps.

Madame de Couaën retrouvait par moments une sécurité nonchalante qui lui rendait la distraction et la rêverie, bien que l'altération de sa santé ne disparût pas avec l'inquiétude. Plus je la voyais plus elle me devenait une énigme de sensibilité et de profondeur, âme si troublée, puis tout d'un coup si dormante, si noyée en elle ou si tendue sur les deux ou trois êtres d'alentour, tantôt ne sortant pas d'une particulière angoisse, tantôt ravie en des espèces d'apathies mystérieuses et l'oeil dans le bleu des nues ; avec cela, nul goût d'aller ni de voir, aucun souci du monde, des spectacles du dehors, ni des liaisons ; elle n'en avait aucune, sinon une jeune dame qu'elle connaissait pour l'avoir rencontrée chez l'ami de Fitz-Gérald et dont le mari, secrétaire du Grand Juge Régnier, s'employait activement pour nous. Cette jeune femme, d'un caractère intéressant et triste, s'était éprise de madame de Couaën,