Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/127

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pas que cette félicité pût changer, et n'en désirant point au-delà. Oh ! ces moments étaient bien les plus beaux de ma vie d'alors et les meilleurs. Après tout, les cœurs même des amants fortunés n'en comptent guère de plus longs, et ce souvenir du moins ne me donne pas trop à rougir. Le peu que je faisais de bon en sacrifice auprès d'elle m'était payé, je dois le croire, par ces rapides et lucides instants.

Mais cela ne composait pas un état habituel : ces deux ou trois minutes superflues jetées au bout de mes journées ne s'y faisaient pas assez sentir pour les modifier en rien :

Mon cœur aride avait bientôt bu cette rosée. Où en étais-je donc de mes sentiments alors ? en quelle nuance nouvelle ?

Sous quel reflet de mon nuage grossissant et diffus ? C'est ce qui me devient de plus en plus difficile à suivre, mon ami. Car, en avançant toujours, en perdant les points les plus isolés qui me servaient de mesure, je suis peu à peu comme sur l'Océan quand on a quitté le rivage. Les jours, les spectacles les horizons se continuent, se confondent ; quelques tempêtes seules une ou deux rencontres aident encore à distinguer cette monotonie de flots et d'erreurs.

Dès nos derniers événements et quand les chagrins réels les inquiétudes positives m'avaient assailli, j'avais un peu laissé de côté ma pensée intime ; le trouble inévitable et l'agitation matérielle avaient prévalu ; rien de vif ne s'était mêlé à la molle région de mon âme. Ç'avait été un obscurcissement sur ce point, et une fermentation active du reste de mon être, une ivresse bruyante des choses inaccoutumées, un grand mouvement de jambes, du sang dans la tête et mille objets dans les yeux. Mon esprit, à l'improviste en ces embarras, s'en était tiré avec assez de vigueur et d'adresse ; mon dévouement pour mes amis en peine n'avait pas faibli ; mais ce dévouement, même en ce qui la concernait,