Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/132

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tombeaux ! Souvenirs qui vont presque contre mon but, mon ami. Où en suis-je avec moi-même, et me les faut-il effacer ? Faut-il que je poursuive néanmoins et que j'achève, et qu'un jour vous lisiez cela ? Si je les accueille en détail, ces souvenirs trop distincts, si trop souvent il vous semble que j'y ajoute complaisamment, comme avec un pinceau, si je leur accorde une place qu'ils méritent peut-être bien autant que certains grands événements du monde, mais qui devient plus périlleuse par son intimité, est-ce donc que j'en regrette sérieusement l'émotion première ? est-ce que je regrette quelque chose de ces temps de repentir ? Ou bien n'est-ce pas à leur esprit, en les racontant, que je m'attache ? n'est-ce pas le souffle de pur amour égaré dans ces riens qui me les a conservés ?

Mais ce qui, vu de loin forme aux yeux, dans son ensemble, un assez agréable nuage, était dès lors quand je vivais au milieu, si clairsemé et si vide, que les prévisions moins flatteuses s'y poursuivaient à loisir. Le marquis sorti de prison quitterait aussitôt Paris et irait s'ensevelir à Couaën ou ailleurs pour toujours ; sa femme, sa famille, un moment isolées et sans guide, rentreraient à jamais en lui :

Devais-je y rentrer moi-même ? devais-je me ranger à sa suite, rival honteux et lâche, et m'enraciner, m'étioler sous son ombre ? Je prononçais donc bien bas en ces quarts d'heure de réflexion le vœu d'échapper à des liens trop étouffants d'aborder le monde pour mon compte, et d'y essayer sous le ciel ma jeunesse ; de faire en ce Paris comme le mousse indocile qui, arrivé dans quelque port attrayant, s'y cache, et que le vaisseau, en partant, ne remmène pas. Toute l'activité récente qui s'était développée en moi, je vous l'ai dit, m'aiguillonnait d'autant à cette émancipation moitié orgueilleuse et moitié sensuelle. Souvent, aux instants de sa plus grande bonté, lorsque je venais de verser des larmes sur ses mains et