Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/138

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

je regardais, en m'en revenant sur les places ou le long des quais les étoiles et la lune sereine, ma pensée aussi s'éclaircissait ; sous un charme voluptueux et affaibli, je voyais mieux, je sentais plus la nature, le ciel du soir, la vie qui passe ; je me laissais bercer, comme les anciens Païens, à cette surface de l'abîme, dans l'écume légère ; et j'apportais aux pieds de celle dont toute la rêverie demeurait sacrée, une mélancolie de source coupable.

Ce cœur donc qui avait palpité si rudement dans le mal, ce cœur humain contradictoire et changeant, dont il faut dire, comme le poète a dit de la poitrine du Centaure, que les deux natures y sont conjointes , ce déplorable cœur secouait la honte en un instant ; il retournait son rôle et alternait tout d'un coup de la convulsion grossière à l'aspiration platonique. Je tuais comme à volonté, mon remords, et voilà que j'étais dans l'amour subtil. Facilité abusive ! versatilité mortelle à toute foi en nous et au véritable Amour ! L'âme humaine, sujette à cette fatale habitude, au lieu d'être un foyer persistant et vivant, devient bientôt comme une machine ingénieuse qui s'électrise contrairement en un rien de temps et au gré des circonstances diverses. Le centre, à force de voyager d'un pôle à l'autre, n'existe plus nulle part ; la volonté n'a plus d'appui. Notre personne morale se réduit à n'être qu'un composé délié de courants et de fluides, un amas mobile et tournoyant, une scène commode à mille jeux ; espèce de nature, je ne dis pas hypocrite, mais toujours à demi sincère et toujours vaine.

Après le premier étourdissement dissipé et les premiers feux, il arriva que je gagnai une grande science, la connaissance raffinée du bien et du mal, en cette double voie que je pratiquais, tantôt dans la mêlée des carrefours et tantôt sur les nuées éthérées. Une analyse mystérieuse, bien chèrement payée, m'enseignait chaque