Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/140

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livrer à l'aveugle, et dont tu n'as qu'entrevu le front, demain ou tout à l'heure, une autre, en passant, la remplacera pour toi et en abolira l'empreinte. Tu seras dégoûté de la précédente sans même en avoir joui ; et ainsi de l'autre, et ainsi de celle qui suivra. Pourquoi donc me tant troubler ?

Sachons attendre seulement et résister au premier regard. ” J'appris de la sorte que c'est par les yeux que pénètre la blessure, et les préceptes rigides m'apparurent sensiblement dans leur exacte vérité : Tempérez vos yeux, munissez-les comme d'un cuir, ainsi qu'on fait aux mulets de peur qu'ils ne bronchent ! Les yeux sont les fenêtres de l'âme par où entrent et sortent les traits ! Je me rappelai bien des fois, dans mon propre exemple, cette rechute d'Alipe aux jeux du Cirque, lorsqu'entendant un grand cri, et malgré sa résolution de ne pas voir, il ouvrit pourtant les yeux, et qu'en ce clin d'oeil involontaire toute la cruauté rentra dans son cœur. Ainsi rentrait souvent au mien, malgré mes efforts, la volupté cruelle et qui boit le sang. Oh ! que le Prophète m'exprimait d'un mot cette dispersion lamentable, cette déroute, sur tous les points, d'une âme en proie aux yeux : Oculus meus depraedatus est animam meam in cunctis filiabus urbis meae.

J'appris, en ce temps, mon ami, que l'Amour vrai n'est pas du tout dans les sens : car si l'on aime vraiment une femme pure et qu'on en désire, à la rencontre, une impure, on croit soudain aimer celle-ci ; elle obscurcit l'autre ; on va, on suit, on s'y épuise ; mais à l'instant, ce qu'inspirait cette femme impure a disparu comme une fumée, et, dans l'extinction des sens l'image de la première recommence à se montrer plus enviable, plus belle, et luisant en nous sur notre honte.

Au plus fort de ces moments où je semblais céder à une fatalité invincible, j'appris que l'homme est libre, et dans quel sens il l'est véritablement : car la liberté