Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/160

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gagna ; de rapides projets me traversèrent. Puis, revenant particulièrement à l'homme, je m'étonnai ; je tâchai de m'expliquer tant de caractère dans le personnage que tout à l'heure j'avais vu. Nous reconnûmes en lui une des plus belles natures loyales et valeureuses, toutes les qualités qui vont aux coups d'éclat, aux destinées en dehors. “ Mais ce n'est qu'un admirable général et un héros de guerre ”, disait le marquis redevenu sombre. Je rentrais dans sa pensée en lui définissant Georges un de ces hommes tels que César, en passant, les eût désignés du regard pour commander sa dixième légion, tels qu'il ne dut craindre jamais, ce me semble, d'en rencontrer quand il marchait au Sénat.

C'est alors que, tirant de son portefeuille un papier soigneusement enfermé, il me dit : “Puisque nous en sommes aux héros, en voici bien un autre encore : lisez cela ; Georges qui l'a vu, en a pleuré d'admiration.” Le papier que me donnait ainsi à lire le marquis et dont il ne m'avait jamais dit mot, était une lettre d'un ancien officier de Georges, M. de Limoëlan, l'un des deux qui avaient dirigé le coup forcené de nivôse. Homme de formes aimables, de dévotion austère, il avait tout accepté du moyen en vue de la fin. Mais, échappé comme par miracle, il vit dans la catastrophe avortée une manifeste sentence de Dieu ; le mauvais succès tournait son action en crime ; il s'était cru digne de servir d'instrument de sang, et il avait été broyé sur la pierre et rejeté. Dans un profond mépris de lui-même, il résolut donc de ne jamais reparaître aux yeux de son parti, de s'abîmer au monde, de ne vivre ici-bas que comme un criminel sacré, pour faire sa peine. A cette fin, ayant trouvé du service sur quelque bord comme simple matelot, il était parvenu ensuite à gagner une côte étrangère, celle du Portugal, je crois ;