Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/165

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Le triomphe humain n'existe pas ! ” - A ces derniers mots, le marquis, ébranlé enfin, posa et laissa quelque temps sa main avec bonté sur mon épaule : “ Eh ! quoi ! vous aussi, Amaury, vous savez déjà et de si près ces choses ! ” Mais les paroles de mes lèvres étaient plus avancées que l'état de mon âme, et me donnaient pour plus mûr que je ne l'étais devenu. Quand Dieu n'habite pas à toute heure le dedans pour l'affermir, la nature fait payer cher aux jeunes gens ces sagesses précoces de langage. A peine avais-je quitté le marquis que j'étais atteint de son mal ; j'emportais secrètement en moi la disposition ulcérée que je venais de combattre et peut-être de soulager en lui. Cette irritation à mon propre sujet redoublait à chaque pas ; tous mes anciens tableaux d'avenir, toutes mes puissances d'illusion se remuèrent. Je voyais en ce moment passer à la fois tout ce que j'avais combiné et caressé dès l'enfance, et le reste qui parlait de se réaliser encore. Sous une infinité de formes, sous mille reflets de soleil et mille drapeaux, les amours, les ambitions, la foule des désirs, les tendresses qui lient les êtres, les pensées qui roulent des mondes, accouraient et s'animaient dans ma vallée, pareilles aux recrues bruyantes d'une armée innombrable. Je les embrassais du regard, comme Xerxès du haut de son promontoire, et je pleurais, mais avec rage ; je pleurais de les entendre crier la bataille et de ne pouvoir sur aucun point la livrer, de les entendre crier la faim et de ne savoir par où les nourrir. Ma réflexion raisonnée, quelque part que je l'appliquasse, venait à l'appui de cette vision peu imaginaire. La France avec l'Angleterre déjà, bientôt avec l'Europe, recommençait ses chocs turbulents ; j'en avais de ce que j'appelais ma lâcheté inactive, pour tout le temps de ma jeunesse. Les études diverses les recherches de la vérité pure, les systèmes à l'enchaînement desquels je me livrais, comme