Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/219

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Mais avant de continuer, mon ami, j'ai besoin de vous fixer en quelques mots la situation présente d'où je vous écris ces pages. A peine étais-je en rapide chemin vers ce nouveau monde où Dieu m'appelle, les rochers de Bretagne, depuis deux jours, disparus derrière, l'Irlande, cette autre patrie de mon cœur, un moment entrevue à ma droite, et le haut Océan devant nous ; le temps, qui avait été assez gros jusque-là, devint plus menaçant et nous rabattit aux Sorlingues ; tout se mêla bientôt dans une furieuse tempête. Je vous fais grâce des alternatives ; elle dura trois jours ; notre brick en détresse atteignit enfin cette côte de Portugal : ce fut un véritable naufrage. Or la tempête, en me tenant à chaque instant présente aux yeux l'idée de la mort, avait ressuscité en moi toutes les images de ma première vie, non pas seulement les formes idéales et pleurantes qui s'en détachent et s'élèvent comme des statues consacrées le long d'un Pont-des-Soupirs, mais elle avait remué aussi le fond du vieux fleuve et le limon le plus anciennement déposé. Toute poussière s'éveillait, toute cendre tremblait en mon tombeau, comme aux approches d'un jugement qui, même pour les plus confiants et les plus tendres, s'annonce de près comme bien sévère. Quand je fus donc jeté là, presque noyé sur le rivage, la bouche pleine encore de l'amertume de ces graviers anciens, et plus abreuvé de mon repentir que des flots, à peine essuyé dans mes vêtements et abrité au voisin monastère, j'ai songé à vous, - à vous, jeune ami, affadi là-bas dans vos plaisirs, et à cette amertume pareille, et plus empoisonnée peut-être, qui vous était réservée. j'y avais songé déjà dans le péril, et je m'étais dit de vous écrire, si j'en sortais, quelque lettre d'avis suprême. Mais ici le temps était