Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/269

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d'honneur qu'on essaye de suivre dans cette violation de toutes les lois. Les terrasses exposées, les marronniers et les marbres émaillés de frimas, ces mêmes lisières des allées qu'anime le soleil d'une heure, nous revirent tout changés.

Je voulais prendre d'abord un autre tour du jardin ; elle insista pour les anciennes traces. Qu'étaient devenus nos promesses et nos projets de bonheur ?... Sa fille cheminait seule à nos côtés.

Il semblait qu'elle avait dessein de subir lentement le contraste des impressions d'autrefois et de celles d'aujourd'hui, d'en tirer un enseignement austère. Elle ne provoqua de moi aucune explication et ne parut pas en attendre.

Mais calme, sensée, avec son accent d'imagination native, et soutenue par un flot intérieur profond, elle parla beaucoup et presque seule, dévoilant peu à peu sous le ciel tout un lac nocturne de pensées ensevelies.

Elle disait qu'il y a un jour dans la vie de l'âme où l'on a trente ainsi que les choses apparaissent alors ce qu'elles sont ; que cette illusion d'amour qui, sous la forme d'un bel oiseau bleu, a voltigé devant nous, sauté et reculé sans cesse pour nous inviter à avancer, nous voyant, au milieu, bien engagés dans la forêt et les ronces, s'envole tout de bon ; qu'on ne le distingue plus que de loin par moments au ciel, fixé en étoile qui nous dit de venir ; que, vivrait-on alors trente ans encore et trente autres sur cette terre, ce serait toujours de même, et que le mieux serait donc de mourir, s'il plaisait à Dieu, avant d'avoir épuisé cette uniformité ; qu'on deviendrait même ainsi plus utile à ceux d'en bas en priant pour eux.

Elle disait qu'il y a pour l'âme aimante une lutte bien pénible : c'est quand l'oiseau d'espérance, qu'on croyait parti pour toujours, redescend encore un instant et se pose ; quand on a un jour vingt ans et le lendemain trente, et puis vingt ans de nouveau, et que l'illusion et