Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/299

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Il y a un moment en nous, plus ou moins hâté par l'emploi que nous faisons de notre jeunesse, un moment où sur tous les points de notre être une voix intérieure s'élève, où une plainte universelle se déclare. Ce premier holà retentit dans l'ordre de l'esprit comme dans la région des sens. Tout système d'idées qui se présente ne nous entraîne plus alors dans son tourbillon ; la seule vue d'une femme belle ne nous arrache plus à nous-même. Dès le jour où ce double retard a commencé en nous, notre première jeunesse est passée ; elle fait semblant de durer quelque temps, de monter encore, mais en réalité elle décroît et se retire. Si nous sommes sages, même ne l'ayant pas toujours été, c'est le moment de prendre le dessus et de nous affermir. Le temps des entraînements et des anathèmes n'est plus ; notre verdeur tourne à la maturité. Les coursiers effrénés s'apaisent ; on les peut, vigoureux encore, appliquer au labour.

Mais si l'on viole ce premier avertissement naturel que nous suggère la Providence, si l'on passe outre et qu'on étouffe en soi le murmure intérieur d'universelle lassitude, on se prépare des luttes plus désespérées, des chutes plus perdues, un désordre plus aride. Ce sentiment mélancolique et affaibli, que je vous ai dit éprouver autrefois quand je m'en revenais, le soir, à travers les vastes places et le long des quais blanchis de la lune, je ne le retrouvais plus dès lors, mon ami. Le beau pont de fer où j'avais passé dans l'après-midi, triomphant, bruyant, et sonnant du pied comme Capanée, me revoyait, le soir, tête baissée, traînant mes pas, avec une âme aussi en déroute et anéantie que celle de Xerxès quand il repassa son Hellespont. La sérénité de l'air, l'écharpe de vapeur du fleuve mugissant, la ville dans sa brume de pâle azur, tout cet éclat sidéral qui ensemençait sur ma tête les champs de l'infini, tout n'était pour moi qu'une fantasmagorie accablante dont le sens m'échappait ; ma