Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/30

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entendu le pas du cheval dans la cour, quoique les fenêtres de la chambre ne donnassent pas de ce côté ; elle avait placé la chaise d'avance et s'était rassise, de sorte que, lorsque je paraissais, j'étais toujours attendu et qu'on ne se levait pas. En réponse à mon profond salut, un signe gracieux de la main me montrait la place destinée.

Ainsi accueilli sur un pied de familiarité douce et d'habitude affectueuse, il me semblait dès l'abord que ce n'était que la conversation de la veille ou de l'avant-veille qui se continuait entre nous. Je disais les récentes nouvelles de la ville, les grands événements politiques et militaires qui ne faisaient pas faute, ou les actives combinaisons de nos amis dans la contrée. J'apportais quelques livres à mademoiselle Amélie, de piété, de voyages ou d'histoire ; car elle avait l'esprit solide, orné, et, grâce aux soins de sa languissante mère, sa première éducation avait été exquise, quoique nécessairement depuis fort simplifiée dans cette solitude.

Après un quart d'heure passé dans ces nouveautés et ces échanges, c'était d'ordinaire à notre tour d'écouter les récits des grands-parents et de rentrer dans le détail des anciennes mœurs ; nous nous y prêtions, mademoiselle Amélie et moi, avec enjouement, et nous y poussions même de concert par une légère conspiration tant soit peu malicieuse. Dans cette espèce de jeu de causerie où nous étions partners, nos vénérables vis-à-vis n'avaient garde de s'apercevoir du piège, et puis leur mémoire d'autrefois y trouvait trop son compte pour qu'ils eussent à s'en plaindre. Mais quand de proche en proche, étendant leurs souvenirs, M. et madame de Greneuc en venaient à toucher ces circonstances funèbres où une si large portion d'eux-mêmes s'était déchirée, là, par degrés, expirait tout sourire et se brisait toute question. Unis en un même sentiment d'inexprimable deuil, nous écoutions comme à genoux ; des larmes roulaient à toutes les