Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/304

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chaque matin, après m'avoir demandé de leurs nouvelles et s'être étonnée de mon ignorance, m'apprit que leur union intime s'était tout à fait resserrée, et qu'elle avait eu un fils qui faisait sa joie.

Lorsqu'on rencontre, après des années, des personnes qu'on a perdues de vue dans l'intervalle, et qui avaient un père, une mère, une épouse, des enfants chéris, on hésite à leur en demander des nouvelles, on craint de provoquer une réponse morne, un silence ; et, si on le fait à l'étourdie, on se heurte bien souvent à des tombes. Mais même lorsqu'on sait que les êtres ne sont pas morts, on doit hésiter, après de longues absences, à interroger les amis sur leurs amis ; car presque toujours ces amitiés, qu'on a connues vivantes et en fleur, ont eu chance de s'altérer et de mourir. On remue en celui qu'on interroge un passé flétri ; d'un mot, on fait crier les griefs, les fautes, les haines, tout ce qui dormait sous des cendres ; on rentrouvre aussi des tombes.

Ainsi j'allais simplifiant, élaguant coup sur coup les empêchements de ma vie. Mais était-ce assez de retrancher des branches demi-mortes, si je n'avais la force d'en repousser de nouvelles et de propres aux fruits excellents ?

En rompant avec madame R., je rompais avec toutes ces liaisons éphémères du monde que je n'avais cultivées qu'à cause d'elle. Mon premier sentiment, une fois la résolution bien prise et mes réponses dépêchées, fut une expansion d'allégement infini et de délivrance. Je sortis durant deux jours entiers, me promenant par les jardins, dans les allées fréquentées ou désertes, avec un rajeunissement de gaieté et un singulier goût à toutes choses, comme le prisonnier qui retrouve l'espace libre et l'emploi des heures errantes.

Il se mêlait, je le crois bien, à ma joie une pointe suspecte et l'assaisonnement d'une vengeance accomplie. Mais cette première vivacité sans but, cette blanche mousse de l'âme que l'instant