Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/34

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manière qu'il ne lui en arrivât rien.

Puis, ce manège me semblant trop misérable, je rentrai dans la chambre où presque toute la société se trouvait réunie, et là, comme il ne restait qu'une chaise libre et que mademoiselle Amélie me l'indiquait pour m'y asseoir, je la lui indiquai moi-même avec un coup d'oeil expressif ; elle refusait d'abord j'insistai par le même coup d'oeil ; elle s'y assit à l'instant comme subjuguée d'une rapide pensée, et en prononçant oui à voix basse. Un demi-quart d'heure après je fis un mouvement pour me lever et sortir ; elle s'approcha de moi et me dit de ce ton doux et ferme, certain d'être obéi : Vous ne vous en allez pas ; et je restai.

Ce furent là les seules réponses que j'obtins jamais d'elle à mes questions de ce jour ; ce furent là ses aveux.

Je ne voulais, mon ami, que vous raconter ma jeunesse dans ses crises principales et ses résultats d'une manière profitable à la vôtre, et voilà que, dès les premiers pas je me laisse rentraîner à l'enchantement volage des souvenirs.

Ils sommeillaient, on les croyait disparus ; mais au moindre mouvement qu'on fait dans ces recoins de soi-même, au moindre rayon qu'on y dirige, C'est comme une poussière d'innombrables atomes qui s'élève et redemande à briller.

Dans toute âme qui de bonne heure a vécu, le passé a déposé ses débris en sépultures successives que le gazon de la surface peut faire oublier ; mais, dès qu'on se replonge en son cœur et qu'on en scrute les âges on est effrayé de ce qu'il contient et de ce qu'il conserve : il y a en nous des mondes !

Ces souvenirs du moins que je me surprends ainsi à poursuivre jusqu'en leur tendre badinage, ne sont-ils pas trop coupables dans un homme de renoncement, et n'ont-ils plus pour moi de péril, ô mon Dieu ? Est-il jamais assez tard dans la vie, est-on jamais assez avant dans la voie, pour pouvoir tourner impunément la tête