Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/36

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monde.

Quelque charme croissant que je trouvasse à la cultiver, à la resserrer tous les jours je m'aperçus vite que mon vœu définitif ne s'y laissait pas enchaîner. Par-delà l'horizon d'un astre si charmant, derrière la vapeur d'une si blanche nuée, mon âme inquiète entrevoyait une destinée encore, les orages et l'avenir. Je ne me disais pas sans doute que ma vie pût se passer de mademoiselle Amélie et se couronner de félicité sans elle ; mais tout en me prêtant à une agréable espérance d'union et à l'habitude insensible qui la devait nourrir, j'en ajournais dans ma pensée le terme jusqu'après des événements inconnus. Les vertus mêmes de cette noble personne, son régime égal d'ordre et de devoir, sa prudence naturelle qui s'enveloppait au besoin de quelque froideur, tout ce qui l'eût rendue actuellement souhaitable à qui l'eût méritée, opérait plutôt en sens contraire sur une imagination déjà fantasque et pervertie.

Cette paix dans le mariage, précédée d'un accord ininterrompu dans l'amour, ne répondait en rien au tumulte enivrant que j'avais invoqué. Pour me faire illusion à moi-même sur mes motifs et m'en déguiser honnêtement le caprice déréglé, je m'objectais que mademoiselle de Liniers était très riche par sa mère et par ses grands-parents, beaucoup trop riche pour moi qui, avec peu de bien de famille, n'avais d'ailleurs nulle consistance acquise encore, nulle distinction personnelle à lui offrir. Ainsi mon plus triste côté se décorait à mes propres yeux d'un voile de délicatesse, et, lorsque par instants ce voile recouvrait mal toute l'arrière-pensée, je ne manquais pas d'autres sophismes commodes à y joindre, et de bien des raisons également changeantes et mensongères.

Ce que je souhaite, ce qu'il me faut pour me confirmer vraiment ce que je suis, répondais-je un soir de mai, le long de l'enclos du verger en fleurs, à mademoiselle de Liniers qui marchait nu-tête près de