Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/363

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fut longue ! et quelle active et magique insomnie sous ces rideaux de famille, parsemés d'antiques fleurs et de figures ! Chaque figure, chaque fleur peinte jouait à ma pensée comme un composé d'âmes des morts. Dès le lendemain, de grand matin, ayant reparcouru tous les mêmes sentiers d'alentour dans la rosée, je sentis que c'était trop ; que m'exposer à un second coucher de soleil en oct horizon si chargé, c'était à faire éclater l'âme. J'avais décidé que je ne visiterais que cette maison et Couaën, pas d'autres lieux, ni la Gastine ni rien de ce côté. - Je partis donc aussitôt après le déjeuner, sur un petit cheval du pays avec mon porte-manteau en croupe, en disant qu'on ne m'attendît plus, et je me dirigeai vers le château à deux lieues de là, pressé de traverser comme en droite ligne cette mer inondante de souvenirs et de parfums. Mon dessein était de m'arrêter seulement une ou deux heures et de regagner la ville, puis Paris incontinent.

Je me rappelais, en mettant pied à terre à certains endroits des chemins creux, ce jour où j'y étais allé pour la première fois, découvrant la route mystérieuse, comme maintenant, je la reconnaissais. Oh ! mon pressentiment ne m'avait pas trompé alors ; c'était bien là qu'avait dû en effet se rencontrer le principal embranchement de ma vie. Tout ce que j'étais devenu ne dépendait-il pas de ce premier voyage ? Dans l'intervalle depuis lors, toute la destinée s'était pour moi développée et comme infléchie sous l'impulsion de ce commencement ; la roue de ma fortune humaine avait versé de ce côté. Ce n'était rien de frappant aux yeux du monde ; si peu d'événements, et si peu visibles ! mais de près, toute une série de sentiments, de passions, d'erreurs, qui avaient découlé de là ; une nature tendre, émue, riche et faible tout ensemble, parcourant ses phases, subissant ses orages, jusqu'à ce port divin d'où elle repartait bénie, armée, affermie, je l'espérais,