Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/366

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


— Quoi ! le même jour, à la même heure peut-être, elle à Blois, moi à Paris, sans nous entendre, sans aucun but déterminé, nous aurions ressenti tout d'un coup une si violente et inexprimable tentation de visiter les mêmes lieux, d'y respirer un moment ; et après des années d'absence, de privation et de prudence rigoureuse, nous nous y trouverions de nouveau en face l'un de l'autre, par pur hasard et au risque de troubles mortels ! - Non, cela n'est pas ; les causes secondes et aveugles, qui pour l'homme s'appellent hasard n'ont pas ainsi pouvoir de se jouer de nous et de remettre en question la paix de nos âmes ; non, il n'y a que le doigt invisible qui ait pu préparer ceci, parce qu'il veut en tirer quelque chose de grand, de bon. Et une pensée haute et tendre me saisit au cœur, accompagnée d'un frisson de saint effroi, et je suivis en tremblant le marquis dans la chambre de la tour où il m'introduisait.

Elle était couchée sur une chaise longue, près de la fenêtre entrouverte, à la même place où je l'avais vue une première fois brodant au tambour. Elle ne se retourna pas non plus qu'alors, quand j'entrai, mais, hélas ! c'était faiblesse et non distraction rêveuse. Sa fille, déjà grande, de dix à onze ans, se tenait debout entre la chaise longue et la fenêtre, les yeux sur ceux de sa mère. Je m'avançai vivement vers madame de Couaën ; je lui serrai une main qu'elle me tendait, et la sentis au toucher bien sèche et bien grêle. Quant au visage, elle était pâle comme autrefois, mais fondue et diminuée sous les blanches dentelles qui l'entouraient. Bientôt un peu de rougeur lui vint en parlant. Quelques mèches noires échappées sur son front, ses yeux toujours brillants et comme agrandis par la maigreur, contrastaient avec cette joue flétrie. Ainsi étendue pourtant, calme, belle encore, dans cette chaude odeur de pêcher qui entrait avec le soleil et transpirait autour d'elle, si l'on n'avait su les lentes années de son mal, on l'eût prise