Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/384

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se rompirent en silence. Nous cheminions derrière, le marquis, le recteur et moi, sans engager d'entretien.

La journée se passa pour chacun de nous dans sa chambre, à vaquer aux blessures et à la douleur. J'avais vu le marquis attendri, j'avais entendu son gémissement le matin, j'avais saisi des pleurs à ses joues quand j'avais parlé hors de la chapelle ; j'avais senti, au retour, son bras qui tremblait en s'appuyant sur le mien : j'attendais avec anxiété le moment de nous trouver seuls, et naturellement en conversation, pour frapper sur lui les derniers coups, selon mon devoir et selon mon cœur. Après le dîner, qui eut lieu pour la forme, et très tard étant sortis par les jardins, lui, la jeune Lucy et moi, nous nous vîmes, sans y avoir pris garde, arrivés à l'avenue de la montagne. Le marquis renvoya amicalement sa fille, et nous continuâmes de marcher. C'est alors qu'après quelques minutes de lutte secrète et d'hésitation, vers le milieu de la montée, je commençai brusquement.

“ Marquis, lui dis-je, permettez-moi de vous parler une fois en ces lieux avec l'autorité de celui qui m'a consacré et du haut du révéré souvenir de ceux qui ne sont plus. Dites, qu'avez-vous senti durant ces derniers et tristes jours ? Que sont devenus, noyés dans une vraie affliction, vos soucis de la veille, les ambitions de cette terre, ces âpretés insurmontables où vous vous butiez, ces duels inégaux contre les puissants ? Les victoires de demain, qui démentiront encore vos espérances, pourraient retentir à votre oreille en ce moment, sans que vous entendiez moins le silence de la mort, le mugissement solennel et infini des flots. Ce pouvoir inique qui vous blesse et que remplacera, lorsqu'il va tomber (car il tombera à la fin, je le sais bien), un autre pouvoir qui sera bientôt une iniquité à son tour, dites, en sentez-vous votre orgueil froissé en cet instant, et songez-vous à vous en ulcérer et à le maudire ? Que les vraies