Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/49

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nom de l'auteur, depuis célèbre : “ Quel est ce gentilhomme de l'Aveyron ? ” lui dis-je.

— < Ah ! répondit-il, une de mes connaissances de jeunesse dans le Midi, une profonde tête, et opiniâtre !

Toutes les théories de morale et de politique de nos philosophes supposaient je ne sais quel sauvage de l'Aveyron et n'eussent pas été fâchées de nous ramener là : mais voici que l'Aveyron leur gardait un gentilhomme qui mettra à la raison philosophes et sauvages. ” Ce furent ses paroles mêmes.

De madame de Couaën et de ce qu'elle me parut à cette visite et aux suivantes j'ai peu à vous dire, mon ami, sinon qu'elle était effectivement fort belle, mais d'une de ces beautés étrangères et rares auxquelles nos yeux ont besoin de s'accommoder. Je me trouvais encore, après six mois de liaison dans un grand vague d'opinion sur elle, dans une suspension de sentiments qui, bien loin de tenir à l'indifférence, venait plutôt d'un raffinement de respect et de mon scrupule excessif à m'interroger moi-même à son égard.

Présent, je la saluais sans trop lui adresser la parole, je lui répondais sans presque me tourner vers elle, je la voyais sans la regarder : ainsi l'on fait pour une jeune mère qui allaite son enfant devant vous. C'était comme une chaste image interdite sur laquelle ma vue répandait un nuage en entrant, et, au départ, je tirais le rideau sur les souvenirs.

Mais qui sait les adresses de l'intention maligne et les connivences qui se passent en nous ? peut-être nuage et rideau n'étaient-ils là que pour sauver le trouble au début, et permettre à l'habitude de multiplier dans l'ombre ses imperceptibles germes.

J'allais beaucoup au château de Couaën, mais, dans les commencements surtout, j'y séjournais peu. Quand la soirée avancée ou quelque orage me retenait à coucher, j'en repartais le lendemain de grand matin. Je fus vite au courant du monde qu'on y voyait et dans le