Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

désarmé qui tend les bras. Toute cette philosophie de la matinée (admirez le triomphe !) aboutissait d'ordinaire à quelque passage d'anglais à demi compris sur lequel j'avais soin d'interroger M. de Couaën au déjeuner : la marquise, en effet, qui était là, se donnait parfois la peine de me faire répéter le passage pour m'en dire le sens et redresser ma prononciation.

La politique, qui m'avait enflammé d'abord m'agréait peu, sinon lorsque j'en causais seul à seul avec M. de Couaën, et que nous nous élevions par degrés au spectacle général, à l'appréciation comparée des événements. Quant à l'entreprise où je le vis embarqué et où j'étais résolu de le suivre, elle me sembla d'autant plus aventurée que j'en connus mieux les ressorts. M. de Couaën sentait lui-même combien il en était peu le maître, et s'en dévorait. Perdu dans son buisson au coin le plus reculé de la scène, l'initiative lui devait venir d'ailleurs ; il ne pouvait rien sans le signal nécessaire, et le moindre dérangement au centre, à Londres ou à Paris une humeur de Pichegru, une indécision de Moreau, éternisaient les délais. Pourtant il fallait que, lui, tînt sa machination toujours prête sans éclat, et ménageât à un taux convenable l'ardeur aisément exagérée ou défaillante de ses principaux auxiliaires. Le talent qu'il usait à cet étroit manège était prodigieux, et j'en souffrais autant que je l'admirais. Ma patience, certes n'accompagnait pas jusqu'au bout la sienne, et durant la plupart des conversations véhémentes qu'il soutenait avec une sérénité et une aisance infinies je m'esquivais de mon mieux, tantôt sur le pied de frivole jeune homme, tantôt fort de mon titre de philosophe que quelques-uns de ces messieurs m'accordaient. A dîner, plutôt que d'essuyer en face des redites que j'avais entendues cent fois je me rabattais volontiers du côté des enfants qui mangeaient habituellement avec nous si ce n'est les jours de très grand monde ;