Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

et, comme les assiettes qu'on nous servait offraient à leur fond les unes de larges fleurs bleues les autres des fleurs moindres et quelques-unes rien, l'anxiété de ces gentils petits êtres était au comble pour savoir à chaque plat nouveau si le bon Dieu leur enverrait une assiette à fleurs à grandes ou à moyennes fleurs : C'était devenu une manière de récompenser le plus ou moins de sagesse des matins. Grâce aux clins d'oeil de la mère et aux miens la providence du vieux serviteur n'y commettait pas trop de méprises. Je préférais de beaucoup, pour mon compte, ces anxiétés riantes à celles de nos dignes convives et à leurs tumultueux élans dans des sujets plus graves, mais moins définis ; il est vrai que naturellement madame de Couaën témoignait la même préférence.

Je n'étais pourtant pas encore pris d'amour, mon aimable ami, - non, je ne l'étais pas. Dans ces bosquets où, un livre à la main comme prétexte de solitude en cas de rencontre, je m'enfonçais avant le soir ; en mes après-dînées silencieuses durant cet automne de la journée, où les ardeurs éblouissantes du ciel s'étalent en une claire lumière, si largement réfléchie, et où la voix secrète du cœur est en nous le plus distincte, dégagée de la pesanteur de midi et des innombrables désirs du matin à ces moments de rêverie, sur les bancs des berceaux, dans la pépinière du fond et au bord de son vivier limpide, partout où j'errais, je ne nommais aucun nom ; je n'avais aucun chiffre à graver, je n'emportais aucune image. Madame de Couaën éloignait mademoiselle de Liniers, sans régner elle-même ; d'autres apparitions s'y joignaient ; je me troublais à chacune ; un paysan rencontré avec sa bergère me semblait un roi. Ainsi, pour ne pas aimer d'objet déterminé, je ne les désirais tous que plus misérablement ; les plaisirs simples de ces heures et de ces lieux n'en étaient que plus corrompus par ma sensibilité débordé