Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/68

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

souillé des hommes, si elle sort du cœur, peut ajouter quelque chose à celle d'un ange.

Une pensée m'a bien des fois occupé depuis. Si, en ce moment de crise, j'avais prié à genoux avec ferveur pour sa mère et pour elle, plusieurs des chances mauvaises que je ne sus pas conjurer, n'eussent-elles pas été changées par là dans l'avenir de ma vie et peut-être dans l'avenir de la sienne ? Un acte méritoire de cette nature, placé à l'origine de mon sentiment, n'était-il pas capable d'en ordonner différemment l'usage, d'en mieux incliner le cours ? Car les bonnes prières, même quand elles n'atteignent pas leur but direct, rejaillissent à notre insu par d'autres effets salutaires ; elles vont souvent frapper dans les profondeurs de Dieu quelque ressort caché qui n'attendait que ce coup pour agir, et d'où s'imprime une tournure nouvelle au gouvernement d'une âme.

Mais quoique par l'effet du spectacle, de la promenade et des impressions de ce soir, je me sentisse dans une disposition vraiment plus religieuse qu'il ne m'était arrivé depuis longtemps, je ne la réalisai pas. Laissant madame de Couaën prosternée à la chapelle, je m'approchai d'un débris de guérite en pierre au bord de la falaise : l'espace, l'abîme mugissant, le disque rougi de l'astre qui se noyait à demi, me saisirent, et je rêvai. Je rêvai, ce qui n'est pas du tout, mon ami, la même chose que prier, mais ce qui en tient lieu pour les âmes du siècle, la sensation vague les dispensant commodément de tout effort de volonté. Rêver, vous le savez trop, C'est ne rien vouloir, C'est répandre au hasard sur les choses la sensation présente et se dilater démesurément par l'univers en se mêlant soi-même à chaque objet senti, tandis que la prière est voulue, qu'elle est humble, recueillie à mains jointes et jusqu'en ses plus chères demandes couronnée de désintéressement. Cet effort désintéressé fut surtout ce qui me