Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/85

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aux préparatifs, je pris le chemin, désormais bien lumineux, de la colline : je ne J'avais pas encore monté si léger, si bondissant de cœur, avec plus de souffle à la face et dans mes cheveux. Le monde intérieur se peuplait enfin pour moi, le monde du dehors et de l'action allait s'ouvrir ; je n'avais jamais tant goûté à la fois de cette double vie.

L'inquiétude pourtant de l'entreprise si prochaine aggravait un peu mon émotion et, bien qu'il s'y mêlât en perspective mille occasions enviables de services et de dévouement, je ne pouvais me dérober à l'idée d'un bonheur inaccompli, mais cher, mais ignoré, paisible et croissant, qu'on aventure. Le marquis surtout me semblait incompréhensible. Moi, je concevais mon imprévoyance apparente ; je les suivais lui et elle, et leur fortune. Lui, au contraire, que suivait-il ? Quelle fatalité orageuse lui interdisait de jouir ? Il était clair qu'il allait se briser quelque part, nous briser plus ou moins tous ensemble ; je n'osais d'avance augurer, en ce qui le concernait, sur quel écueil ni avec quelle chance de naufrage. Tandis que j'alternais ainsi d'elle à lui et que je me posais inévitablement, au début de toute combinaison attrayante, l'énigme silencieuse de cette noble figure, voilà qu'ayant atteint la bruyère, je l'aperçus lui-même de loin qui marchait à pas lents et s'arrêtait par pauses fréquentes, les mains enfoncées jusqu'au coude dans ses poches de derrière, et la tête sur sa poitrine, comme quelqu'un d'absorbé qui s'oublie. J'étais à son côté qu'il ne m'avait point entendu encore, tant son attention au-dedans était forte, tant aussi le vent de mer soufflait contre nous et chassait les bruits, et tant l'herbe fine de la bruyère assoupissait mes pas ! Quand je le saluai par son nom il se redressa brusquement comme découvert dans sa blessure ; il reprit et garda une attitude de corps moins abandonnée ; mais le bleu amer de ses yeux, l'endolorissement humide de ses tempes, laissaient à