Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/88

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l'ancien triumvir, que nous aurions à vaincre aujourd'hui, et qui peut-être nous vaincrait...

« Je crois volontiers, cher Amaury, à une loi suprême, absolue, à une ordonnance ou fatalité universelle ; je crois encore à l'énergie individuelle que je sens en moi : mais entre la fatalité souveraine et sacrée, celle de l'ensemble, le ciel d'airain des sphères harmonieuses, et cette énergie propre à chaque mortel, je vois un champ vague, nébuleux, inextricable, région des vents contraires, où rien pour nous ne se rejoint, où toute combinaison humaine peut être ou n'être pas. Dans l'ordre absolu, j'ignore si tout se tient, si le dedans de notre navire terrestre est lié dans ses moindres mouvements aux vicissitudes supérieures. Un remuement de rats, à quelque fond de cale, se rattache-t-il au cours de la lune, aux moussons de l'Océan ? Que cela soit ou non en réalité, pour nous hommes aucun lien de cette sorte n'est appréciable. Tel qu'un équipage nombreux à bord de cette terre, nous nous démêlons donc entre nous. L'heure, le rang, les circonstances, un câble ici ou là entre les jambes une foule de causes variables qu'on peut appeler hasard se combinent avec l'énergie de chacun, pour l'aider ou la combattre. Cette énergie, tantôt triomphe, tantôt succombe ; il n'est qu'heur et malheur, voilà tout...

« Quand on se sent vigoureux d'âme, plein d'aptitude et d'essor, et que pourtant la destinée favorable nous manque, on la voudrait du moins noblement et grandement contraire. A défaut d'éclat glorieux, on réclamerait de sanglantes infortunes et des rigueurs acharnées, pour ne rien éprouver à demi. Mais non : C'est trop demander, à homme ! Aux plus grands cœurs l'infortune souvent elle-même est médiocre ; un guignon obscur vous use. Au lieu du tonnerre, c'est un brouillard. Vous avez un délabrement lent et partiel, et pas une grande ruine...

«