Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/99

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nage, cette mer impure. Je m'y plongeais d'abord à la course au plus profond milieu, multipliant dans ma curiosité déchaînée ce peu d'instants libres :

« L'ombre est épaisse, la foule est inconnue ; les lumières trompeuses du soir éblouissent sans éclairer ; nul oeil redouté ne me voit ”, disais-je en mon cœur. J'allais donc et me lançais avec une furie sauvage. Je me perdais, je me retrouvais toujours. Les plus étroits défilés, les plus populeux carrefours et les plus jonchés de pièges, m'appelaient de préférence ; je les découvrais avec certitude ; un instinct funeste m'y dirigeait. C'étaient des circuits étranges inexplicables, un labyrinthe tournoyant comme celui des damnés luxurieux. Je repassais plusieurs fois tout haletant, aux mêmes angles. Il semblait que je reconnusse d'avance les fosses les plus profondes de peur de n'y pas tomber ; ou encore, je revenais effleurer le péril, de l'air effaré dont on le luit. Mille propos de miel ou de boue m'accueillaient au passage ; mille mortelles images m'atteignaient ; je les emportais dans ma chair palpitante, courant, rebroussant comme un cerf aux abois le front en eau, les pieds brisés les lèvres arides. Une telle fatigue amenait vite avec elle son abrutissement. A peine conservais-je assez d'idées lucides et de ressort pour me tirer de l'attraction empestée, pour rompre cette enlaçante spirale en pente rapide, au bas de laquelle est la ruine. Et lorsque j'avais regagné l'autre rive, lorsque, échappé au naufrage sur ma nouvelle montagne, j'arrivais au petit couvent où les bonnes religieuses et madame de Couaën n'avaient pas achevé de souper, il se trouvait que ma course dévorante à travers ces mondes de corruption n'avait pas duré plus d'une heure.

La vue si calme offerte en entrant, la nappe frugale, le sel et l'huile des mets, ces pieux visages silencieux et reposés à droite et à gauche de madame de Cursy, une bonne