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VIE DE SALLUSTE.

Milon, l’y traînèrent lui-même comme transportés de colère, au point de ne pas lui donner le moindre délai pour se défendre et de vouloir qu’il fût juge dans le même instant. Milon s’écria aussitôt « que le meurtre de Clodius était un pur accident auquel il n’avait aucune part ; qu’alors il passait par hasard sur le même chemin dans sa voiture, avec sa femme ; que ce n’est pas dans cet équipage qu’on va attendre un homme toujours entouré de satellites assez furieux pour mettre le feu dans le sanctuaire du sénat. » Cette partie jouée aurait réussi, si Salluste et les autres tribuns n’y fussent accourus, suivis de gens armés. Ils mirent en fuite les assistants : Cœlius et Milon furent réduits à prendre des habits d’esclaves pour s’échapper sans être reconnus. Dans ce tumulte il y eut beaucoup de gens massacrés, soit amis de Milon ou autres, surtout ceux qui portaient quelques habits distingués du commun. Une partie du peuple, armé ou non armé, se joignit aux séditieux. Leur troupe se jeta de force dans les maisons, sous prétexte d’y chercher les amis de Milon ; mais, soit qu’elle en trouvât ou non, elle ne laissait pas de les piller. Le tumulte dura plusieurs jours, pendant lesquels il se commit tant de meurtres et de cruautés, que, comme l’usage des Romains, personne n’osait plus aller sans armes par les rues. Alors, Cœlius et Manilius commencèrent à débiter que Clodius lui-même était l’assassin, et ne s’était porté sur le chemin que pour attendre Milon à son passage, et le tuer à l’entrée de la nuit. Ce fut le plan qu’adopta Cicéron dans sa défense de Milon.

Le sénat s’assembla de nouveau en habit de deuil pour ordonner qu’on ferait des levées de troupes par toute l’Italie, que l’entre-roi, Pompée, Salluste et ses collègues, seraient chargés de veiller à ce que la chose publique ne souffrît dommage. Dès qu’ils furent revêtus du pouvoir que donne ce décret solennel, qu’on n’employait que dans les occasions extraordinaires, les deux jeunes Appius, neveux de Clodius, leur demandèrent vengeance de l’assassinat de leur oncle. En même temps, pour faire une contre-batterie, le tribun Cœlius se rendit partie publique contre la famille de Clodius, et Manilius, autre tribun, contre Hypsœus et Scipion. Tous ces troubles emportèrent jusqu’au 25 février. Cependant les entre-rois se succédaient sans aucun fruit. On ne savait à quoi se déterminer. Pendant que les uns continuaient à parler d’élever Pompée à la dictature, Salluste et quelques autres amis de César proposaient celui-ci pour consul. Le sénat redoutait également l’un et l’autre de ces deux partis. Bibulus, pour les éviter tous deux, proposa d’introduire volontairement une espèce de monarchie, en nommant Pompée seul consul, plutôt que d’attendre que l’issue de cette sédition en produisît une forcée : « On verra, dit-il, revivre la république par le bon ordre qu’il y remettra, ou du moins, Rome servira un moins mauvais maître. » Alors Caton, contre l’attente de tout le monde, se détermina pour cet avis ; il soutint : « qu’il valait encore mieux qu’il y eût un magistrat dans la ville, quel qu’il fût, que de n’y en point avoir du tout ; que peut-être Pompée prendrait à la fin envie de conserver la république, quand il verrait qu’on l’aurait libéralement commise à sa foi ; et que si cette charge lui donnait autant d’autorité que celle de dictateur, du moins ne le mettrait-elle pas à couvert de recherche, s’il contrevenait aux lois. » Il ne restait donc plus d’opposition à craindre que de la part des tribuns. Salluste, quoique malveillant de Pompée, voulut d’autant moins y en mettre qu’il n’avait guère d’autre voie que l’élévation de Pompée pour parvenir juridiquement à son but dans l’affaire de Clodius ; car toutes les fois qu’il en avait été jusque-là question au sénat, il n’avait eu de son côté que quatre ou cinq suffrages ; la très-grande pluralité se trouvait du côté de Milon et de Cicéron. La haine qu’il portait à Pompée n’égalait pas en lui le désir de se venger de Milon. Animé comme il le voyait contre celui-ci, il en espérait tout pour sa vengeance et ne se trompait point dans ses vues. Ainsi Pompée fut nommé seul consul pour cette année, par l’entre-roi Sulpicius, nouveauté inouïe, qui seule, prouverait le bouleversement total du corps politique, si la nécessité où fut Caton d’y consentir n’en était une preuve plus forte encore.

Le nouveau consul, ramené dans Rome par Caton même, prit possession de sa charge avec tout le faste d’un homme vain. Le pouvoir immense qui en était naturellement une suite se trouvait encore augmenté par le dernier décret du sénat. Il pourvut d’abord à la sûreté de la ville, à la sienne propre, selon la commission qu’il en avait, avec un fonds de trois millions de rentes pour l’entretien des nouvelles levées. Peu de jours après il travailla à mettre un ordre plus exact et plus sévère dans la forme des jugements. De l’avis du sénat il rendit, le premier de mars, une ordonnance portant que les informations seraient parachevées dans l’espace de trois jours ; que les accusés seraient cités le jour suivant, et le jugement rendu le lendemain de la citation ; que l’accusateur ne pourrait parler pendant plus de deux heures, ni l’accusé pendant plus de trois ; que de quatre-vingt-un juges qui seraient tirés au sort, l’accusateur et l’accusé n’en pourraient réciproquement refuser que cinq de chaque ordre, de sorte que le nombre ne restât que de cinquante-et-un, qui se trouvèrent tous être des gens considérables et bien famés. Cependant la faction ne manqua pas de dire que Pompée n’avait pris que des amis de Cicéron ; à quoi Cicéron répliqua que cela ne pouvait être autrement, sitôt qu’on ne prenait que d’honnêtes gens ; puisque la base de son crédit