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JEANNE.

engagement pareil. Donne-moi donc ta main, Jeanne, comme si nous étions devant des juges, devant un prêtre, et jure-moi que tu n’aimes pas Guillaume de Boussac.

— Si c’est pour l’acquit de votre conscience, dit la candide Jeanne en abandonnant sa main à Marsillat, je le veux bien, monsieur Léon. Je ne peux pas dire que je n’aime pas mon parrain, ce serait mentir ; mais je peux bien jurer que je l’aime comme on doit aimer son frère, son père, son parrain, enfin !

— Bonne et honnête Jeanne ! dit Léon en retenant avec adresse sa main qu’elle voulait retirer, on est bien injuste envers toi, et c’est un crime que de te tourmenter ainsi. Ton chagrin remplit mon cœur, et tes larmes me font mal. Je te regarde en ce moment comme ma cliente et ma protégée ; je plaiderai pour toi, non devant un tribunal pour de petits intérêts, mais devant une famille ingrate qui méconnaît des intérêts sacrés, ceux de la reconnaissance et de l’honneur. Quand je pense à tous les soins que tu as pris de Guillaume…

— Je n’accuse pas mon parrain, monsieur Léon. Il ne m’a parlé mal qu’une fois, et je suis sûre qu’il en est fâché à l’heure qu’il est. Mam’selle Marie est un ange des cieux, et je la pleurerai toute ma vie. Ma marraine est bien bonne aussi… et je ne sais pas comment elle a pu croire que je voulais persuader à son fils de lui désobéir et de m’épouser ! Oh ! comment donc que ma marraine, pour qui j’aurais donné tout mon pauvre sang, peut se laisser rapporter des mensonges comme ça !…

La pauvre Jeanne fondit en larmes, et, tout entière à sa douleur, elle ne s’aperçut pas que Léon était assis tout près d’elle sur le sopha, qu’il l’entourait de ses bras, prêt à la serrer sur sa poitrine, et que son souffle brûlant effleurait dans l’obscurité son cou d’albâtre penché sur son sein.

— Chère Jeanne, lui dit-il d’une voix tremblante, tu as raison de plaindre Guillaume au lieu de le condamner. Il est assez malheureux de ne pouvoir se faire aimer de toi. Quel homme ne serait amoureux de la plus belle et de la meilleure de toutes les filles ?

— Ne dites pas ça, monsieur Léon, répondit Jeanne en se levant ; je ne suis ni plus belle ni meilleure qu’une autre, et je suis bien malheureuse qu’on prenne comme ça des caprices pour moi. Mais, allons-nous-en, monsieur Léon, je veux m’en retourner à Toull.

— Il pleut à verse, Jeanne. Attendons que la pluie soit passée.

— Oh ! il ne pleuvra pas ce soir, Monsieur ; le temps est couvert, mais le vent n’est pas à l’eau.

— Écoute, Jeanne, l’eau tombe à flots !

Jeanne écouta. Il y avait, à peu de distance de la tour, un petit ruisseau dans le rocher, qui faisait, en bouillonnant, le même bruit que celui d’une grosse pluie. Jeanne, trompée, insista cependant.

— Je ne vous demande pas de sortir avec moi et d’aller vous mouiller, dit-elle ; mais nous n’allons pas du même côté, et je ne peux pas rester plus longtemps. Bonsoir, monsieur Léon.

— Eh bien ! attends que je te cherche un parapluie…

— Oh ! je ne sais pas me servir de ça… Je vous en remercie, monsieur Léon.

— Alors, Jeanne, charge-toi d’un petit paquet pour le curé de Toull. Je vais le cacheter… Mais il y a une autre accusation contre toi, reprit-il en feignant de chercher de la lumière, et tu ne m’as pas dit ce que je dois répondre.

— Ne répondez à rien, monsieur Léon, et laissez-moi accuser, dit Jeanne. Tenez, le mal est fait, et on me dirait qu’on a eu tort, que je ne voudrais plus retourner au château. On ne m’estime pas, on n’a pas confiance en moi. Ça me suffit : moi, ça m’humilie de me défendre de si vilaines choses.

— Il y a cependant une personne dont le mépris te ferait souffrir et dont tu veux conserver l’estime, c’est mademoiselle Marie.

— Oh ! celle-là ne m’accusera pas !

— À force d’entendre dire que tu es coupable !

— On ne lui parlerait pas de ces choses-là, on n’oserait.

— La Charmois est capable de tout, mets-moi à même de la faire taire et de te justifier auprès de ta jeune maîtresse. Écoute, Jeanne, on dit que l’Anglais aussi te fait la cour, et que la preuve de ton ambition, c’est ta coquetterie et ta sévérité avec lui, qui l’ont décidé enfin à vouloir t’épouser.

— Que voulez-vous que je réponde à tout ça, monsieur Léon ? C’est de l’invention à madame de Charmois. Le monsieur Anglais n’a jamais pu vouloir m’épouser, puisqu’il est marié dans un autre pays…

— Il est marié ?

— Cette dame le dit. C’est donc lui qu’elle accuse d’être un malhonnête homme, si elle croit qu’il veut se marier deux fois. Tant qu’à moi, j’ignore de tout ça, et je sais seulement que jamais l’Anglais ne m’a dit une parole d’amour ni de mariage.

— Peux-tu en jurer aussi, Jeanne ? Peux-tu me donner encore ta main en gage de sincérité ?

— C’est bien assez de poignées de main comme ça, monsieur Léon ; si vous ne voulez pas me croire sur parole, les jurements n’y feront rien.

— Jeanne, tout cela est plus important que tu ne penses. Si un honnête homme voulait t’épouser maintenant, et qu’il vînt me consulter comme avocat de la maison Boussac, comme bien informé de leurs affaires et de ta conduite…

— Faudrait lui conseiller de ne pas se tourmenter de ça ; je ne veux pas me marier. Je l’ai toujours dit et je le dis encore.

— Oh ! cela, ma Jeanne, tu n’en jurerais pas !

— Je le jure devant Dieu et devant l’âme de ma chère défunte mère, s’écria Jeanne, poussée à bout par tant de soupçons offensants et absurdes à ses yeux. Oui ! oui ! je le jure aujourd’hui de meilleur cœur encore que les autres jours !

— Tant mieux, mille diables ! pensa Léon. Je n’aurai pas l’ennui de lui faire ce mensonge-là. Eh bien ! Jeanne, dit-il en se rapprochant de nouveau, tu as raison, cent fois raison, de ne vouloir pas t’engager. Tous ces nobles ont espéré te séduire par là, et tu leur montres ta raison et ta fierté en repoussant cette folle ambition… Un paysan, un ouvrier ne seront jamais dignes non plus d’un trésor comme toi… Garde-toi, pour aimer, dans ta force et dans ta liberté, l’homme qui sera assez heureux pour te plaire ; et ne t’afflige pas de ces premiers chagrins qui t’accablent. L’injustice des Boussac et la sottise de l’Anglais ne te déconsidèreront pas auprès de tous. Tu peux être aimée encore, et véritablement, désormais.

— Je n’ai besoin de l’amour de personne, monsieur Léon. Dieu est bon, et il aime tous ses enfants.

— Oui, Dieu est bon, mais il commande à ses enfants de s’aimer les uns les autres. Ton renvoi du château va te faire du tort…

— Je ne suis pas renvoyée, je m’en vais de moi-même.

— N’importe ! on ne le croira pas. Tu vas être accusée, calomniée, persécutée pendant quelque temps. Tu ferais bien de t’éloigner un peu du pays et d’aller te louer, soit à Châtre… soit à Guéret… oui, à Guéret. Le bruit de tes aventures malheureuses au château de Boussac n’a pas été jusque-là. Je pourrais répondre de toi et te faire retrouver une meilleure place que celle que tu quittes. Si tu n’étais pas si méfiante, je t’offrirais de venir chez moi, Jeanne… Mais non, tu refuserais, je le sais ; j’ai la réputation d’un fou, et tu as toujours eu des préventions contre moi… Si tu voulais réfléchir, pourtant, tu verrais que je suis le seul qui t’ait respectée, et qui n’ait fait aucun tort à ta réputation. Je t’ai fait quelques plaisanteries autrefois… Mais quand tu m’as dit que cela t’affligeait, j’ai cessé ; rends-moi justice. Et puis, à mesure que je t’ai connue, j’ai compris que tu n’étais pas comme les autres, toi. Oh ! je te respecte, Jeanne, moi seul je te respecte, parce que je sais ce que tu vaux. Ce n’est pas moi qui irais afficher mon amour pour t’exposer à tous les propos du pays. Conviens-en,