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INDIANA.

« Ma bien-aimée, avez-vous donc peur de moi ? »

Mais aussitôt il remarqua que madame Delmare tenait quelque chose qu’elle avait l’air d’étaler devant lui avec une badine affectation de gravité. Il se pencha, et vit une masse de cheveux noirs irrégulièrement longs qui semblaient avoir été coupés à la hâte et qu’Indiana rassemblait et lissait dans ses mains.

« Les reconnaissez-vous ? » lui dit-elle en attachant sur lui ses yeux transparents d’où s’échappait un éclat pénétrant et bizarre.

Raymon hésita, reporta son regard sur le foulard dont elle était coiffée, et crut comprendre.

« Méchante enfant ! lui dit-il en prenant les cheveux dans sa main, pourquoi les avoir coupés ? Ils étaient si beaux, je les aimais tant !

— Vous me demandiez hier, lui dit-elle avec une espèce de sourire, si je vous en ferais bien le sacrifice.

— Ô Indiana ! s’écria Raymon, tu sais bien que tu seras plus belle encore désormais pour moi. Donne-les-moi donc ; je ne veux pas les regretter à ton front, ces cheveux que j’admirais chaque jour, et que maintenant je pourrai chaque jour baiser en liberté ; donne-les-moi pour qu’ils ne me quittent jamais… »

Mais en les prenant, en rassemblant dans sa main cette riche chevelure quelques tresses tombaient jusqu’à terre, Raymon crut y trouver quelque chose de sec et de rude que ses doigts n’avaient jamais remarqué sur les bandeaux du front d’Indiana. Il éprouva aussi je ne sais quel frisson nerveux en les sentant froids et lourds comme s’ils eussent été coupés depuis longtemps, en s’apercevant qu’ils avaient déja perdu leur moiteur parfumée et leur chaleur vitale. Et puis il les regarda de près, et leur chercha en vain ce reflet bleu qui les faisait ressembler à l’aile azurée du corbeau ; ceux-là étaient d’un noir nègre, d’une nature indienne, d’une pesanteur morte…

Les yeux clairs et perçants d’Indiana suivaient toujours ceux de Raymon. Il les porta involontairement sur une cassette d’ébène entr’ouverte, d’où quelqeus mèches des mêmes cheveux s’échappaient encore.

« Ce ne sont pas les vôtres ! dit-il en détachant le mouchoir des Indes qui lui cachait ceux de madame Delmare.

Ils étaient dans leur entier et tombaient sur ses épaules dans tout leur luxe. Mais elle fit un mouvement pour le repousser, et lui montrant toujours les cheveux coupés :

« Ne reconnaissez-vous donc pas ceux-là ? lui dit-elle. Ne les avez-vous jamais admirés, jamais caressés ? Une nuit humide leur a-t-elle fait perdre tous leurs parfums ? N’avez-vous pas un souvenir, pas une larme pour celle qui portait cet anneau ? »

Raymon se laissa tomber sur une chaise ; les cheveux de Noun échappèrent à sa main tremblante. Tant d’émotions pénibles l’avaient épuisé. C’était un homme bilieux, dont le sang circulait vite, dont les nerfs s’irritaient profondément. Il frissonna de la tête aux pieds, et roula évanoui sur le parquet.

Quand il revint à lui, madame Delmare, à genoux près de lui, l’arrosait de larmes et lui demandait grâce ; mais Raymon ne l’aimait plus.

« Vous m’avez fait un mal horrible, lui dit-il ; un mal qu’il n’est pas en votre pouvoir de réparer. Vous ne me rendrez jamais, je le sens, la confiance que j’avais en votre cœur. Vous venez de me montrer combien il renferme de vengeance et de cruauté. Pauvre Noun ! pauvre fille infortunée ! c’est envers elle que j’ai eu des torts, et non envers vous ; c’est elle qui avait le droit de se venger, et qui ne l’a pas fait, elle s’est tuée, afin de me laisser l’avenir. Elle a sacrifié sa vie à mon repos. Ce n’est pas vous, Madame, qui en eussiez fait autant !… Donnez-les-moi, ces cheveux, ils sont à moi, ils m’appartiennent ; c’est le seul bien qui me reste de la seule femme qui m’ait vraiment aimé. Malheureuse Noun ! tu étais digne d’un autre amour ! Et c’est vous, Madame, qui me reprochez sa mort, vous que j’ai aimée au point de l’oublier, au point d’affronter les tortures affreuses du remords ; vous qui, sur la foi d’un baiser, m’avez fait traverser cette rivière et franchir ce pont, seul, avec la terreur à mes côtés, poursuivi par les illusions infernales de mon crime ! Et quand vous découvrez avec quelle passion délirante je vous aime, vous enfoncez vos ongles de femme dans mon cœur, afin d’y chercher un reste de sang qui puisse couler encore pour vous ! Ah ! quand j’ai dédaigné un amour si dévoué pour rechercher un amour si féroce, j’étais aussi insensé que couplable. »

Madame Delmare ne répondit rien. Immobile, pâle, avec ses cheveux épars et ses yeux fixes, elle fit pitié à Raymon. Il prit sa main.

« Et pourtant, lui dit-il, cet amour que j’ai pour toi est si aveugle que je puis encore oublier, je le sens, malgré moi, et le passé et le présent, et le forfait qui a flétri ma vie, et le crime que tu viens de commettre. Aime-moi encore, et je te pardonne. »

Le désespoir de madame Delmare réveilla le désir avec l’orgueil dans le cœur de son amant. En la vovant si effrayée de perdre son amour, si humble devant lui, si résignée à accepter ses lois pour l’avenir comme des justifications du passé, il se rappela dans quelles intentions il avait trompé la vigilance de Ralph, et comprit tous les avantages de sa position. Il affecta quelques instants une profonde tristesse, une rêverie sombre ; il répondit à peine aux larmes et aux caresses d’Indiana ; il attendit que son cœur se fût brisé dans les sanglots, qu’elle eût entrevu toute l’horreur de l’abandon, qu’elle eût usé toute sa force en déchirantes frayeurs ; et alors, quand il la vit à ses genoux, mourante, épuisée, attendant la mort d’un mot, il la saisit dans ses bras avec une rage convulsive et l’attira sur sa poitrine. Elle céda comme une faible enfant ; elle lui abandonna ses lèvres sans résistance. Elle était presque morte.

Mais tout à coup, s’éveillant comme d’un rêve, elle s’arracha à ses brûlantes caresses, s’enfuit au bout de la chambre, à l’endroit où le portrait de sir Ralph remplissait le panneau, et, comme si elle se fût mise sous la protection de ce personnage grave, au front pur, aux lèvres calmes, elle se serra contre lui, palpitante, égarée, et saisie d’une étrange frayeur. C’est ce qui fit penser à Raymon qu’elle s’était émue dans ses bras, qu’elle avait peur d’elle-même, qu’elle était à lui.

Il courut vers elle, l’arracha avec autorité de sa retraite, lui déclara qu’il était venu avec l’intention de tenir ses promesses, mais que sa cruauté envers lui l’avait affranchi de ses serments.

« Je ne suis plus maintenant, lui dit-il, ni votre esclave, ni votre allié. Je ne suis plus que l’homme qui vous aime éperdument et qui vous tient dans ses bras, méchante, capricieuse, cruelle, mais belle, folle et adorée. Avec des paroles de douceur et de confiance vous eussiez maîtrisé mon sang ; calme et généreuse comme hier, vous m’eussiez fait doux et résigné comme à l’ordinaire. Mais vous avez remué toutes mes passions, bouleversé toutes mes idées ; vous m’avez fait tour à tour malheureux, poltron, malade, furieux, désespéré. Il faut me faire heureux maintenant, ou je sens que je ne puis plus croire en vous, que je ne puis plus vous aimer, vous bénir. Pardon, Indiana, pardon ! si je t’effraie, c’est ta faute ; tu m’as fait tant souffrir que j’ai perdu la raison. »

Indiana tremblait de tous ses membres. Elle ignorait la vie au point de croire la résistance impossible ; elle était prête à céder par peur ce que par amour elle voulait refuser ; mais en se débattant faiblement dans les bras de Raymon, elle lui dit avec désespoir : « Vous seriez donc capable d’employer la force avec moi ? »

Raymon s’arrêta, frappé de cette résistance morale qui survivait à la résistance physique. Il la poussa vivement.

« Jamais ! s’écria-t-il ; plutôt mourir que de ne pas te tenir de toi seule ! »

Il se jeta à genoux, et tout ce que l’esprit peut mettre à la place du cœur, tout ce que l’imagination peut donner de poésie à l’ardeur du sang, il l’enferma dans une fervente et dangereuse prière. Et quand il vit qu’elle ne se rendait pas, il céda à la nécessité et lui reprocha de ne pas l’aimer ; lieu commun qu’il méprisait et qui le faisait sourire, presque honteux d’avoir affaire à une femme assez ingénue pour n’en pas sourire elle-même.