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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

C’était de lui qu’on pouvait dire aussi bien que de moi ce que Shakespeare met dans la bouche de Brutus : « Je ne suis pas de ces hommes qui supportent l’injustice avec un visage serein. » La misère et l’abaissement du pauvre, le servage, les lois despotiques et leurs abus monstrueux, tous les droits impies de la conquête, soulevaient en lui des tempêtes d’indignation. Oh ! que de torrents de larmes nous avons versés ensemble sur les maux de notre patrie et sur ceux de la race humaine, partout asservie ou trompée ! ici abrutie par l’ignorance, là décimée par la rapacité des cupides, ailleurs violentée et dégradée par les ravages de la guerre, avilie et infortunée sur toute la face de la terre. Cependant Marcus, plus instruit que moi, concevait un remède à tant de maux, et m’entretenait souvent de projets étranges et mystérieux pour organiser une conspiration universelle contre le despotisme et l’intolérance. J’écoutais ses desseins comme des rêves romanesques. Je n’espérais plus ; j’étais trop malade et trop brisée pour croire à l’avenir. Il m’aima ardemment ; je le vis, je le sentis, je partageai sa passion : et pourtant, durant cinq années d’amitié apparente et de chaste intimité, nous ne nous révélâmes jamais l’un à l’autre le funeste secret qui nous unissait. Il n’habitait point ordinairement le Bœhmer-Wald ; du moins il faisait de fréquentes absences sous prétexte d’aller donner des soins à des clients éloignés, et, dans le fait, pour organiser cette conjuration dont il me parlait sans cesse sans me persuader de ses résultats. Chaque fois que je le revoyais, je me sentais plus enflammée pour son génie, son courage et sa persévérance. Chaque fois qu’il revenait, il me retrouvait plus affaiblie, plus rongée par un feu intérieur, plus dévastée par la souffrance physique.

« Durant une des ses absences, j’eus d’effroyables convulsions auxquelles l’ignorant et vaniteux docteur Wetzelius que vous connaissez, et qui me soignait en son absence, donna le nom de fièvre maligne. À la suite de ces crises, je tombai dans un anéantissement complet qu’on prit pour la mort. Mon pouls ne battait plus ; ma respiration était insensible. Cependant j’avais toute ma connaissance ; j’entendis les prières du chapelain et les larmes de ma famille. J’entendis les cris déchirants de mon seul enfant, de mon pauvre Albert, et je ne pus faire un mouvement ; je ne pus pas même le voir. On m’avait fermé les yeux, il m’était impossible de les rouvrir. Je me demandais si c’était là la mort, et si l’âme, privée de ses moyens d’action sur le cadavre, conservait dans le trépas les douleurs de la vie et l’épouvante du tombeau. J’entendis des choses terribles autour de mon lit de mort ; le chapelain, essayant de calmer les regrets vifs et sincères de la chanoinesse, lui disait qu’il fallait remercier Dieu de toutes choses, et que c’était un grand bonheur pour mon mari d’être délivré des angoisses de ma continuelle agonie et des orages de mon âme réprouvée. Il ne se servait pas de mots aussi durs, mais le sens était le même, et la chanoinesse l’écoutait et se rendait peu à peu. Je l’entendis même ensuite essayer de consoler Christian avec les mêmes arguments, encore plus adoucis par l’expression, mais tout aussi cruels pour moi. J’entendais distinctement, je comprenais affreusement. C’était, pensait-on, la volonté de Dieu que je n’élevasse pas mon fils, et qu’il fût soustrait dans son jeune âge au poison de l’hérésie dont j’étais infectée. Voilà ce qu’on trouvait à dire à mon époux lorsqu’il s’écriait, en pressant Albert sur son sein : « Pauvre enfant, que deviendras-tu sans ta mère ! » La réponse du chapelain était : « Vous l’élèverez selon Dieu ! »

« Enfin, après trois jours d’un désespoir immobile et muet, je fus portée dans la tombe, sans avoir recouvré la force de faire un mouvement, sans avoir perdu un instant la certitude de l’épouvantable mort qu’on allait me donner ! On me couvrit de diamants, on me revêtit de mes habits de fiançailles, les habits magnifiques que vous m’avez vus dans mon portrait. On me plaça une couronne de fleurs sur la tête, un crucifix d’or sur la poitrine, et on me déposa dans une longue cuvette de marbre blanc, taillée dans le pavé souterrain de la chapelle. Je ne sentis ni le froid ni le manque d’air ; je ne vivais que par la pensée.

« Marcus arriva une heure après. Sa consternation lui ôta d’abord toute réflexion. Il vint machinalement se prosterner sur ma tombe : on l’en arracha ; il y revint dans la nuit. Cette fois il s’était armé d’un marteau et d’un levier. Une pensée sinistre avait traversé son esprit. Il connaissait mes crises léthargiques ; il ne les avait jamais vues aussi longues, aussi complètes ; mais, de quelques instants de cet état bizarre observés par lui, il concluait à la possibilité d’une effroyable erreur. Il ne se fiait point à la science de Wetzelius. Je l’entendis marcher au-dessus de ma tête ; je reconnus son pas. Le bruit du fer qui soulevait la dalle me fit tressaillir, mais je ne pus faire entendre un cri, un gémissement. Quand il souleva le voile qui couvrait mon visage, j’étais tellement exténuée par les efforts que je venais de faire pour l’appeler, que je semblais plus morte que jamais. Il hésita longtemps ; il interrogea mille fois mon souffle éteint, mon cœur et mes mains glacées. J’avais la raideur d’un cadavre. Je l’entendis murmurer d’une voix déchirante : « C’en est donc fait ! plus d’espoir ! Morte, morte !… Ô Wanda ! » Il laissa retomber le voile, mais il ne replaça pas la pierre. Un silence épouvantable régnait de nouveau. Était-il évanoui ? M’abandonnait-il, lui aussi, oubliant, dans l’horreur que lui inspirait la vue de ce qu’il avait aimé, de refermer mon sépulcre ?

« Marcus, plongé dans une sombre méditation, formait un projet lugubre comme sa douleur, étrange comme son caractère. Il voulait dérober mon corps aux outrages de la destruction. Il voulait l’emporter secrètement, l’embaumer, le sceller dans un cercueil de métal, le conserver toujours à ses côtés. Il se demandait s’il aurait ce courage ; et tout à coup, dans une sorte de transport fanatique, il se dit qu’il l’aurait. Il me prit dans ses bras, et, sans savoir si ses forces lui permettraient d’emporter un cadavre jusqu’à sa demeure qui était éloignée de plus d’une lieue, il me déposa sur le pavé, et replaça la dalle avec le terrible sang-froid qu’on a souvent dans les actes du délire. Ensuite il m’enveloppa et me cacha entièrement avec son manteau, et sortit du château, qu’on ne fermait pas alors avec le même soin qu’aujourd’hui, parce que des bandes de malfaiteurs, désespérées par la guerre, ne s’étaient pas encore montrées aux environs. J’étais devenue si maigre, que je n’étais pas, à vrai dire, un bien pesant fardeau. Marcus traversa les bois, en choisissant les sentiers les moins fréquentés. Il me déposa plusieurs fois sur les rochers, accablé de douleur et d’épouvante plus encore que de fatigue. Il m’a dit depuis que, plus d’une fois, il avait eu horreur de ce rapt d’un cadavre, et qu’il avait été tenté de me reporter dans ma tombe. Enfin il arriva chez lui, pénétra sans bruit par son jardin, et me porta, sans être vu de personne, dans un pavillon isolé dont il avait fait un cabinet d’études. C’est là seulement que la joie de me voir sauvée, le premier mouvement de joie que j’eusse eu depuis dix ans, délia ma langue, et que je pus articuler une faible exclamation.

« Une nouvelle crise violente succéda à cet affaissement. Je retrouvai tout à coup une force exubérante ; je poussai des cris, des rugissements. La servante et le jardinier de Marcus accoururent, croyant qu’on l’assassinait. Il eut la présence d’esprit de se jeter au-devant d’eux, en leur disant qu’une dame était venue accoucher en secret chez lui, et qu’il tuerait quiconque essaierait de la voir, de même qu’il chasserait celui qui aurait le malheur d’en dire un mot. Cette feinte réussit. Je fus dangereusement malade dans ce pavillon durant trois jours. Marcus, enfermé avec moi, m’y soigna avec un zèle et une intelligence dignes de sa volonté. Lorsque je fus sauvée et que je pus rassembler mes idées, je me jetai dans ses bras avec terreur en songeant qu’il fallait nous séparer.

« Ô Marcus ! m’écriai-je, pourquoi ne m’avez-vous pas laissée mourir ici, dans vos bras ! Si vous m’aimez,