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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

le quatrième acte, combien cette généreuse parole m’a rendu de force et de fierté.

— Brava ! bravissima ! dit Boccaferri, voilà ce qui s’appelle comprendre : un entr’acte ne doit pas être perdu pour un véritable artiste. Tandis qu’il repose ses membres et sa voix, il faut que son intelligence continue à travailler, qu’il résume ses émotions récentes, et qu’il se prépare à de nouveaux combats contre les dangers et les maux de sa destinée. Je ne me lasserai pas de vous le dire, le théâtre doit être l’image de la vie : de même que, dans la vie réelle, l’homme se recueille dans la solitude ou s’épanche dans l’intimité, pour comprendre les événements qui le pressent, et pour trouver dans une bonne résolution ou dans un bon conseil la puissance de dénouer et de gouverner les faits, de même l’acteur doit méditer sur l’action du drame et sur le caractère qu’il représente. Il doit chercher tous les jours, et entre chaque scène, tous les développements que ce rôle comporte. Ici, nous sommes libres de la lettre, et l’esprit d’improvisation nous ouvre un champ illimité de créations délicieuses. Mais, lors même qu’en pubic vous serez esclaves d’un texte, un geste, une expression de visage suffiront pour rendre votre intention. Ce sera plus difficile, mes enfants ! car il faudra tomber juste du premier coup, et résumer une grande pensée dans un petit effet ; mais ce sera plus subtil à chercher et plus glorieux à trouver : ce sera le dernier mot de la science, la pierre précieuse par excellence que nous cherchons ici dans une mine abondante de matériaux variés, où nous puisons à pleines mains, comme d’heureux et avides enfants que nous sommes, en attendant que nous soyons assez exercés et assez habiles pour ne choisir que le plus beau diamant de la roche.

Toi, Célio, continua Boccaferri, qu’on écoutait là comme un oracle, et contre lequel le fier Célio lui-même n’essayait pas de regimber, tu as été trop leste et pas assez hypocrite. Tu as oublié que la naïve et crédule Zerline était déjà assez femme pour exiger plus de cajoleries et pour se méfier de trop de hardiesse. Tu n’as pas oublié que Béatrice est ta soeur, et tu l’as traitée comme un petit enfant que tu es habitué à caresser sans qu’elle s’en fâche ou s’en inquiète. — Sois plus perfide, plus méchant, plus sec de cœur, et n’oublie pas que, dans l’acte que nous allons jouer, tu vas te faire tartufe… À propos, il nous manquait un père, en voici un ; c’est M. Salentini qui nous tombe du ciel, et il faut improviser la scène du père. C’est du Molière, et c’est beau ! Vite, enfants ! un costume de grand d’Espagne à M. Salentini. L’habit Louis xiii, tirant encore sur l’Henri iv, ancienne mode ; grande fraise, et la trousse violette, le pourpoint long, peu ou point de rubans. Courez, Stella, n’oubliez rien ; vous savez que je n’admets pas le : Je n’y ai pas pensé des jeunes filles. Repassez-moi tous les deux, ajouta-t-il en s’adressant à Célio et à moi, la scène de Molière. Monsieur Salentini, il ne s’agit que de s’en rappeler l’esprit et de s’en imprégner. Ne vous attachez pas aux mots. Au contraire, oubliez-les entièrement : la moindre phrase, retenue par cœur, est mortelle à l’improvisation… Mais, mon Dieu ! j’oublie que vous n’êtes pas ici pour apprendre à jouer la comédie. Vous le ferez donc par complaisance, et vous le ferez bien, parce que vous avez du talent dans une autre partie, et que le sentiment du vrai et du beau sert à comprendre toutes les faces de l’art. L’art est un, n’est-ce pas ?

— Je ferai de mon mieux pour ne dérouter personne, répondis-je, et je vous jure que tout ceci m’amuse, m’intéresse et me passionne infiniment.

— Merci, artiste ! s’écria Boccaferri en me tendant la main. Oh ! être artiste ! Il n’y a que cela qui mérite la peine de vivre !

— Nous, au décor ! dit-il à sa fille ; je n’ai besoin que de toi pour m’aider à placer l’intérieur du palais de don Juan. Que l’armure de la statue soit prête pour que M. Salentini puisse la reprendre bien vite pendant la scène de M. Dimanche ; et toi, Masetto, va te grimer pour faire ce vieux personnage. Célio, si tu as le malheur de causer dans la coulisse pendant cet acte, je serai mauvais comme je l’ai été dans la dernière scène du précédent ; tu m’avais mis en colère, je n’étais plus lâche et poltron ; et si je suis mauvais, tu le seras ! C’est une grande erreur que de croire qu’un acteur est d’autant plus brillant que son interlocuteur est plus pâle : la théorie de l’individualisme, qui règne au théâtre plus que partout ailleurs, et qui s’exerce en ignobles jalousies de métier pour souffler la claque à un camarade, est plus pernicieuse au talent sur les planches que sur toutes les autres scènes de la vie. Le théâtre est l’œuvre collective par excellence. Celui qui a froid y gèle son voisin, et la contagion se communique avec une désespérante promptitude à tous les autres. On veut se persuader ici-bas que le mauvais fait ressortir le bon. On se trompe, le bon deviendrait le parfait, le beau deviendrait le sublime, l’émotion deviendrait la passion, si, au lieu d’être isolé, l’acteur d’élite était secondé et chauffé par son entourage. À ce propos, mes enfants, encore un mot, le dernier, avant de nous remettre à l’œuvre ! Dans les commencements, nous jouions trop longuement : maintenant que nous tenons la forme et que le développement ne nous emporte plus, nous tombons dans le défaut contraire : nous jouons trop vite. Cela vient de ce que chacun, sûr de son propre fait, coupe la parole à son interlocuteur pour placer la sienne. Gardez-vous de la personnalité jalouse et pressée de se montrer ! Gardez-vous-en comme de la peste ! On ne s’éclaire qu’en s’écoutant les uns les autres. Laissez même un peu divaguer la réplique, si bon lui semble : ce sera une occasion de vous impatienter tout de bon quand elle entravera l’action qui vous passionne. Dans la vie réelle, un ami nous fatigue de ses distractions, un valet nous irrite par son bavardage, une femme nous désespère par son obstination ou ses détours. Eh bien, cela sert au lieu de nuire, sur la scène que nous avons créée. C’est de la réalité, et l’art n’a qu’à conclure. D’ailleurs, quand vous vous interrompez les uns les autres, vous risquez d’écourter une bonne réflexion qui vous en eût inspiré une meilleure : vous faites envoler une pensée qui eût éveillé en vous mille pensées. Vous vous nuisez donc à vous-même. Souvenez-vous du principe : « Pour que chacun soit bon et vrai, il faut que tous le soient, et le succès qu’on ôte à un rôle, on l’ôte au sien propre. Cela paraîtrait un effroyable paradoxe hors de cette enceinte ; mais vous en reconnaîtrez la justesse, à mesure que vous vous formerez à l’école de la vérité. D’ailleurs, quand ce ne serait que de la bienveillance et de l’affection mutuelle, il faut être frères dans l’art, comme vous l’êtes par le sang ; l’inspiration ne peut être que le résultat de la santé morale, elle ne descend que dans les âmes généreuses, et un méchant camarade est un méchant acteur, quoi qu’on en dise ! »

La pièce marcha à souhait jusqu’à la dernière scène, celle où je reparus en statue pour m’abîmer finalement dans une trappe avec don Juan. Mais, quand nous fûmes sous le théâtre, Célio, dont je tenais encore la main dans ma main de pierre, me dit en se dégageant et en passant du fantastique à la réalité, sans transition : — Pardieu ! que le diable vous emporte ! vous m’avez fait manquer la partie culminante au drame ; j’ai été plus froid que la statue, quand je devais être terrifié et terrifiant. Boccaferri ne comprendra pas pourquoi j’ai été aussi mauvais ce soir que sur le théâtre impérial de Vienne. Mais moi, je vais vous le dire. Vous regardez trop la Boccaferri, et cela me fait mal. Don Juan jaloux, c’est impossible ; cela fait penser qu’il peut être amoureux, et cela n’est point compatible avec le rôle que j’ai joué ce soir ici et jusqu’à présent dans la vie réelle.

— Où voulez-vous en venir, Célio ? répondis-je. Est-ce une querelle, un défi, une déclaration de guerre ? Parlez, je fais appel à la vertu qui m’a fait votre ami presque sans vous connaître, à votre franchise !

— Non, dit-il, ce n’est rien de tout cela. Si j’écoutais mon instinct, je vous tordrais le cou dans cette cave. Mais je sens que je serais odieux et ridicule de vous haïr, et je veux sincèrement et loyalement vous accepter pour rival et pour ami quand même. C’est moi qui vous ai attiré ici de mon propre mouvement et sans consulter personne. Je confesse que je vous croyais au mieux avec la