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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

me communiquaient à mon insu leur finesse de perception, je n’aurais pas cru possible de s’abandonner aux hasards de l’improvisation sans manquer à la proportion des scènes, à l’ordre des entrées et des sorties, et à la mémoire des détails convenus. Il paraît que, dans les premiers essais, cette difficulté avait paru insurmontable aux Floriani ; mais Boccaferri et sa fille ayant persisté, et leurs théories sur la nature de l’inspiration dans l’art et sur la méthode d’en tirer parti ayant éclairé ce mystérieux travail, la lumière s’était faite dans ce premier chaos, l’ordre et la logique avaient repris leurs droits inaliénables dans toute opération saine de l’art ; et l’effrayant obstacle avait été vaincu avec une rapidité surprenante. On n’en était même plus à s’avertir les uns les autres par des clins d’œil et des mots à la dérobée comme on avait fait au commencement. Chacun avait sa règle écrite en caractères inflexibles dans la pensée ; le brillant des à-propos dans le dialogue, l’entraînement de la passion, le sel de l’impromptu, la fantaisie de la divagation, avaient toute leur liberté d’allure, et cependant l’action ne s’égarait point, ou, si elle semblait oubliée un instant pour être réengagée et ressaisie sur un incident fortuit, la ressemblance de ce mode d’action dramatique avec la vie réelle (ce grand décousu, recousu sans cesse à propos) n’en était que plus frappante et plus attachante.

Dans cet acte, j’admirai d’abord deux talents nouveaux, Béatrice-Zerlina et Salvator-Masetto. Ces deux beaux enfants avaient l’inappréciable mérite d’être aussi jeunes et aussi frais que leurs rôles ; et l’habitude de leur familiarité fraternelle donnait à leur dispute un adorable caractère de chasteté et d’obstination enfantine qui ne gâtait rien à celui de la scène. Ce n’était pas là tout à fait pourtant l’intention du libretto italien, encore moins celle de Molière ; mais qu’importe ? la chose, pour être rendue d’instinct, me parut meilleure ainsi. Le jeune Salvator (le Benjamin, comme on l’appelait) joua comme un ange. Il ne chercha pas à être comique, et il le fut. Il parla le dialecte milanais, dont il savait toutes les gentillesses et toutes les naïves métaphores pour en avoir été bercé naguère ; il eut un sentiment vrai des dangers que courait Zerline à se laisser courtiser par un libertin ; il la tança sur sa coquetterie avec une liberté de frère qui rendit d’autant plus naturelle la franchise du paysan. Il sut lui adresser ces malices de l’intimité qui piquent un peu les jeunes filles quand elles sont dites devant un étranger, et Béatrice fut piquée tout de bon, ce qui fit d’elle une merveilleuse actrice sans qu’elle y songeât.

Mais, à ce joli couple, succéda un couple plus expérimenté et plus savant, Anna et Ottavio. Stella était une héroïne pénétrante de noblesse, de douleur et de rêverie. Je vis qu’elle avait bien lu et compris le Don Juan d’Hoffmann, et qu’elle complétait le personnage du libretto en laissant pressentir une délicate nuance d’entraînement involontaire pour l’irrésistible ennemi de son sang et de son bonheur. Ce point fut touché d’une manière exquise, et cette victime d’une secrète fatalité fut plus vertueuse et plus intéressante ainsi, que la fière et forte fille du Commandeur pleurant et vengeant son père sans défaillance et sans pitié.

Mais que dirai-je d’Ottavio ? Je ne concevais pas ce qu’on pouvait faire de ce personnage en lui retranchant la musique qu’il chante : car c’est Mozart seul qui en a fait quelque chose. La Boccaferri avait donc tout à créer, et elle créa de main de maître ; elle développa la tendresse, le dévouement, l’indignation, la persévérance que Mozart seul sait indiquer : elle traduisit la pensée du maître dans un langage aussi élevé que sa musique ; elle donna à ce jeune amant la poésie, la grâce, la fierté, l’amour surtout !… — Oui, c’est là de l’amour, me dit tout à coup Célio en s’approchant de mon oreille, dans la coulisse, comme s’il eût répondu à ma pensée. Écoute et regarde la Cécilia, mon ami, et tâche d’oublier le serment que je t’ai fait de ne jamais l’aimer. Je ne peux plus te répondre de rien à cet égard, car je ne la connaissais pas il y a deux mois ; je ne l’avais jamais entendue exprimer l’amour, et je ne savais pas qu’elle pût le ressentir. Or, je le sais maintenant que je la vois loin du public qui la paralysait. Elle s’est transformée à mes yeux, et moi, je me suis transformé aux miens propres. Je me crois capable d’aimer autant qu’elle. Reste à savoir si nous serons l’un à l’autre l’objet de cette ardeur qui couve en nous sans autre but déterminé, à l’heure qu’il est, que la révélation de l’art ; mais ne te fie plus à ton ami, Adorno ! et travaille pour ton compte sans l’appeler à ton aide.

En parlant ainsi, Célio me tenait la main et me la serrait avec une force convulsive. Je sentis, au tremblement de tout son être, que lui ou moi étions perdus.

— Qu’est-ce que cela ? nous dit Boccaferri en passant près de nous. Une distraction ? un dialogue dans la coulisse ? Voulez-vous donc faire envoler le dieu qui nous inspire ? Allons, don Juan, retrouvez-vous, oubliez Célio Floriani, et allons tourmenter Masetto !

XI.

LE SOUPER.

Quand cet acte fut fini ; on retourna dans le parterre, lequel, ainsi que je l’ai dit ; était disposé en salle de repos ou d’étude à volonté, et on se pressa autour de Boccaferri pour avoir son sentiment et profiter de ses observations. Je vis là comment il procédait pour développer ses élèves ; car sa conversation était un véritable cours, et le seul sérieux et profond que j’aie jamais entendu sur cette matière.

Tant que durait la représentation, il se gardait bien d’interrompre les acteurs ; ni même de laisser percer son contentement ou son blâme, quelque chose qu’ils fissent ; il eût craint de les troubler ou de les distraire de leur but. Dans l’entr’acte, il se faisait juge ; il s’intitulait public éclairé, et distribuait la critique ou l’éloge.

— Honneur à la Cécilia ! dit-il pour commencer. Dans cet acte, elle a été supérieure à nous tous. Elle a porté l’épée et parlé d’amour comme Roméo ; elle m’a fait aimer ce jeune homme dont le rôle est si délicat. Avez-vous remarqué un trait de génie, mes enfants ? Écoutez. Célio, Adorno, Salvator ; ceci est pour les hommes ; les petites filles n’y comprendraient rien. Dans le libretto, que vous savez tous par cœur, il y a un mot que je n’ai jamais pu écouter sans rire. C’est lorsque dona Anna raconte à son fiancé qu’elle a failli être victime de l’audace de don Juan, ce scélérat ayant imité, dans la nuit du meurtre du Commandeur, la démarche et les manières d’Ottavio pour surprendre sa tendresse. Elle dit qu’elle s’est échappée de ses bras, et qu’elle a réussi à le repousser. Alors don Ottavio, qui a écouté ce récit avec une piteuse mine, chante naïvement : Respiro ! Le mot est bien écrit musicalement pour le dialogue, comme Mozart savait écrire le moindre mot, mais le mot est par trop niais. Rubini, comme un maître intelligent qu’il est, le disait sans expression marquée, et en sauvait ainsi le ridicule : mais presque tous les autres Ottavio que j’ai entendus ne manquaient point de respirer le mot à pleine poitrine ; en levant les yeux au ciel, comme pour dire au public : « Ma foi, je l’ai échappé belle ! »

Eh bien, Cécilia a écouté le récit d’Anna avec une douleur chaste, une indignation concentrée, qui n’aurait prêté à rire à aucun parterre, si impudique qu’il eût été ! Je l’ai vu pâlir, mon jeune Ottavio ! car la figure de l’acteur vraiment ému pâlit sous le fard, sans qu’il soit nécessaire de se retourner adroitement pour passer le mouchoir sur les joues, mauvaise ficelle, ressource grossière de l’art grossier. Et puis, quand il a été soulagé de son inquiétude, au lieu de dire : Je respire ! il s’est écrié, du fond de l’âme : Oh ! perdue ou sauvée, tu aurais toujours été à moi !

— Oui, oui, s’écria Stella, qui ne se piquait pas de faire la petite fille ignorante, et s’occupait d’être artiste avant tout ; j’ai été si frappée de ce mot, que j’ai senti comme un remords d’avoir été émue un instant dans les bras du perfide. J’ai aimé Ottavio ; et vous allez voir, dans