Non, sur mon honneur, mon cher ami.
Eh ! mais, d’où sortez-vous ? où vivez-vous ?
Je vis dans une taupinière ; mais vous, il est certain que, si j’en juge par votre taille, vous sortez d’un trou de souris.
Et c’est pour cela que vous devriez connaître, ne fût-ce que de vue, le célèbre nain John Bucentor Tickle, bouffon de la reine.
Je suis parfaitement heureux de faire votre connaissance ; vous passez pour un homme d’esprit.
Je n’en manque pas, et vous pouvez déjà vous en apercevoir à ma conversation.
Comment donc ! j’en suis ébloui, stupéfait et renversé !
Je vois que vous êtes un homme de goût pour un poëte.
Et vous un homme hardi pour un nain.
Monsieur, je me conduis comme un nain avec les rustres : ceux-là ne causent qu’avec les poings ; et moi, ce n’est pas ma profession. Je porte des manchettes de dentelle, c’est mon goût.
C’est un goût fort innocent.
Et qui a le suffrage des dames, généralement. Avec les dames, Monsieur, comme avec les gens d’esprit, j’ai six pieds de haut, parce que sur ce terrain-là on se bat à armes égales.
Et les armes sont courtoises. Vous pouvez compter, je ne dis pas sur mon esprit, mais sur ma courtoisie. Puis-je savoir ce qui me procure l’honneur de votre visite ?
Me permettez-vous d’être assis ?
De tout mon cœur, si vous ne me demandez pas de siège ; car cet escabeau est le seul que je possède, et mon habitude n’est pas d’écouter debout ce que l’on vient me prier d’entendre.
Je resterai de grand cœur sur cette table ; il ne m’en faut pas davantage pour être absolument à votre hauteur.
J’en suis intimement persuadé. (Il s’assied ; le nain se met à califourchon sur la table, vis-à-vis de lui.)
Mon cher monsieur, vous êtes poëte ?
Pas le moins du monde, Monsieur.
Ah ! vraiment ! Je vous demande pardon ; je vous prenais pour un certain Aldo… le rimeur, comme on dit dans la ville, et le barde, comme on dit à la cour. Vous avez peut-être entendu parler de lui ? C’est un jeune homme qui n’est pas sans talent.
Je vous demande pardon, Monsieur ; c’est un homme qui n’a pas plus de talent que vous et moi.
Réellement ? Eh bien, j’en suis fâché pour lui. Je venais lui offrir mes petits services.
Il vous offre les siens également ; vous savez en quoi ils peuvent consister, puisque vous connaissez sa profession. Veuillez lui faire connaître la vôtre.
Mais moi, vous voyez la mienne… je suis nain.
Et bouffon ! Mais je ne vois pas jusqu’ici quels services Votre Seigneurie peut daigner offrir à un misérable poëte.
Monsieur, tout petit que je suis, j’ai de très larges poches à mon pourpoint ; c’est une fantaisie que j’ai, et, par suite d’une fantaisie analogue, les poches dont j’ai l’honneur de vous parler sont toujours pleines d’or.
C’est une fantaisie comme une autre, et qui n’a rien de neuf.
La vôtre me paraît plus usée encore.
De quoi parlez-vous, Monsieur ? de ma fantaisie ou de ma poche ?
Je parle de votre fantaisie, de votre poche, de votre bourse et de votre crédit. Croyez-moi, c’est une habitude de mauvais genre que de n’avoir pas le sou. Or donc, voulez-vous gagner de l’argent ? vous en avez besoin.
Pas le moindre besoin, Monsieur, je vous jure.
Vous êtes trop modeste. Je connais votre position, le dénûment de mistress Meg, votre mère, et son grand âge. Je connais votre activité, votre dévouement, votre grandeur d’âme. Je vous offre un gain légitime… Vous comprenez ? Je ne viens pas faire ici le grand seigneur ; je viens vous proposer un échange, un marché qui ne peut qu’augmenter votre gloire et vous mettre à même de secourir mistress Meg.
Voyons ce que c’est, Monsieur ; voudriez-vous que je fisse monter une de vos jambes en flageolet, et me vendre l’autre pour en faire un porte-crayon ?
Je demande de vous quelque chose d’une moindre valeur que la plus chétive de mes jambes, je vous demande un petit drame de votre façon.
Pour qui, Monsieur ? pour le théâtre de la reine ?
Pour moi, Monsieur.
Pour vous ! et qu’en ferez-vous ? vous n’aurez jamais la force de l’emporter !
J’allégerai mes poches d’une partie de l’or qui les charge, et je prendrai votre manuscrit à la place.
Très-bien ; et puis ?
Et puis l’ouvrage m’appartiendra. Je le publierai, je le ferai jouer sur le théâtre de la reine.
Sous quel nom, je vous prie ?
Sous le nom agréable de sir John Bucentor Tickle ; c’est dans votre intérêt que j’agirai ainsi, et pour donner de la confiance au public. Si l’autorité de mon nom ne suffisait pas à nous assurer sa bienveillance, en cas de chute, nous réclamerions contre son injuste arrêt.
En lui livrant le nom du véritable auteur ?
C’est ainsi que cela se fait à la cour.
Et la cour fait bien ! Monsieur, je vous prie maintenant de me laisser travailler au drame que vous me faites l’honneur de me demander.
Puis-je compter sur votre parole, monsieur ?
Je m’en flatte.
Un mot de traité serait nécessaire.