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JACQUES.

Je croirais volontiers que la pénétration de M. Jacques n’est pas une chimère. Je suis persuadée de la rectitude des premiers jugements, quand la personne qui les porte s’est habituée à rassembler toutes les facultés de l’observation pour les exercer à la fois sur la première impression reçue. Il a bien jugé de toi et de ta mère ; cependant, à l’égard de celle-ci, il peut se faire que quelque souvenir d’enfance aide beaucoup à l’aversion qu’il a sentie en la retrouvant.

L’histoire de la vieille Marguerite ne me semble pas, comme à toi, un grand sujet de trouble et de consternation. M. Jacques s’est comporté en homme d’esprit en t’aidant dans tes petites charités ; mais je comprends fort bien qu’il y ait été ennuyé des litanies de la mendiante. En ceci je trouve l’occasion de te faire observer que vous êtes destinés, M. Jacques et toi, à différer toujours de sentiments et de conduite, quand même vous aurez tous deux raison. Je souhaite qu’il sache toujours tolérer cette différence, et qu’il te permette d’éprouver les émotions auxquelles son cœur sera fermé.

Adieu, ma bonne Fernande ; tu vois que je n’ai aucune prévention contre la personne de ton fiancé. D’ailleurs le jour où tu ne voudras plus entendre la vérité, il faudra cesser de me la demander.

Je vis toujours tranquille et heureuse au fond de mon abbaye. Les religieuses ont renoncé envers moi à toute espèce de tracasserie. Je reçois les visites que je veux, et je vais quelquefois dans le monde depuis que j’ai quitté le grand deuil de veuve. La famille de mon mari a d’assez bons procédés envers moi, et pourtant ce n’est pas une très-aimable famille. J’ai agi avec prudence envers elle. La raison, ma chère Fernande ! la raison ! avec cela on fait sa vie soi-même, et on la fait libre et calme, sinon brillante.

Ton amie,

Clémence de Luxeuil.

V.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

L’amitié est bien bonne, mais la raison est bien triste, ma chère Clémence ; ta lettre m’a donné un véritable accès de spleen. Je l’ai relue plusieurs fois et toujours avec une nouvelle mélancolie. Elle m’a mise en méfiance contre ma mère, contre Jacques, contre moi, contre toi-même. Oui, j’avoue que je t’en ai un peu voulu de me désenchanter si durement de mon bonheur. Tu as raison pourtant, et je sens bien que tu es ma véritable amie ; c’est à toi que je demande les conseils et l’appui que je n’ose réclamer de ma mère. Je persiste à croire que tu penses trop mal d’elle, mais je suis forcée de voir que son cœur est très-froid pour moi, et qu’elle ne cherche dans mon mariage que les avantages de la fortune.

Après tout, ce mariage ne l’enrichira pas ; elle a projet de vivre au Tilly, et de me laisser partir pour le Dauphiné avec mon mari ; ainsi elle n’a aucun intérêt personnel dans cette affaire. Elle croit que l’argent est le premier des biens, et tous ses efforts tendent, non à l’acquérir, mais à me le procurer. Puis-je lui faire un crime de s’occuper de mon bonheur à sa manière et selon ses idées ?

Quant à moi, je me suis examinée sévèrement, et je t’assure que la vanité ne m’influence en rien. J’avais tellement peur de m’aveugler à cet égard, que, ce matin, après avoir relu ta lettre, j’ai eu envie de quereller un peu Jacques, afin d’éprouver mon amour et le sien. J’ai attendu que ma mère nous eût laissés seuls au piano comme elle fait toujours après le déjeuner. Alors j’ai cessé de chanter pour lui dire brusquement : « Savez-vous, Jacques, que je suis bien jeune pour vous ? — J’y ai pensé, m’a-t-il dit avec la figure tranquille qu’il a toujours. Est-ce que vous n’y aviez pas pensé encore ? — C’eût été difficile, lui ai-je répondu, je ne savais pas votre âge. — En vérité ! » s’est-il écrié, et il est devenu plus pâle que de coutume. J’ai senti que je lui faisais de la peine, et je me suis repentie tout de suite. Il a ajouté : « J’aurais dû prévoir que votre mère ne vous le dirait pas ; et pourtant je l’avais chargée de vous faire songer à la différence de nos âges. Elle m’a dit l’avoir fait ; elle m’a dit que vous étiez bien aise de trouver en moi un père en même temps qu’un amant. — Un père ! ai-je répondu ; non, Jacques, je n’ai pas dit cela. » Jacques a souri, et, me baisant au front, il s’est écrié : « Tu es franche comme une sauvage ; je t’aime à la folie, tu seras ma fille chérie ; mais si tu crains qu’en devenant ton père, je ne devienne ton maître, je ne t’appellerai ma fille que dans le secret de mon cœur. Cependant, a-t-il dit un instant après en se levant, il est possible que je sois trop vieux pour toi. Si tu le trouves, je le suis en effet. — Non, Jacques ! non ! ai-je répondu vivement en me levant aussi. — Ne t’abuse pas, a-t-il repris, j’ai trente-cinq ans, dix-huit belles années de plus que toi. Est-ce que vous ne vous ne vous en étiez jamais aperçue ? Est-ce que cela ne se lit pas sur mon visage ? — Non ; la première fois que je vous ai vu, j’ai cru que vous aviez vingt-cinq ans, et depuis, je vous en ai toujours donné trente. — Vous ne n’avez donc jamais regardé, Fernande ? Regardez-moi bien, je le veux ; je détournerai les yeux pour ne pas vous intimider. » Il m’a attirée vers lui et a détourné les yeux en effet. Alors je l’ai examiné avec attention, et j’ai découvert qu’il y avait au-dessous des paupières et au coin de la bouche quelques rides imperceptibles, et sur ses tempes quelques cheveux blancs mêlés à une forêt de cheveux noirs ; c’est là tout. « Voilà toute la différence d’un homme de trente-cinq ans à un homme de trente ! » me suis-je dit ; et je me suis mise à rire de cette idée qu’il avait de se faire regarder. « Je vais vous dire la vérité, lui ai-je dit : votre figure, telle qu’elle est, me plaît beaucoup mieux que la mienne ; mais je crains que cette différence d’âge ne se fasse sentir dans votre caractère. » Alors j’ai tâché de lui exposer tous les doutes que renferme ta lettre, comme s’ils venaient de moi. Il m’a écoutée avec beaucoup d’attention et avec une sérénité de visage qui m’avait déjà rassurée avant qu’il me parlât. Quand j’ai eu tout dit, il m’a répondu : « Fernande, deux caractères semblables ne se rencontrent jamais ; l’âge n’y fait rien ; à quinze ans j’étais beaucoup plus vieux que vous sous de certains rapports, et sous d’autres, je suis encore aujourd’hui plus jeune que vous. Nous différons sur beaucoup de points, je n’en doute pas ; mais vous aurez moins à souffrir de cela avec moi qu’avec tout autre. Est-ce que vous ne le croyez pas ? » Que voulais-tu que je répondisse ? Du moment qu’il me le dit, je le crois en effet : il a l’air si sûr de son fait ! Ah ! Clémence, il est possible qu’il me trompe ou qu’il se trompe lui-même, mais il est impossible que je me trompe aussi sur l’amour que j’ai pour lui ; non, ce n’est pas le besoin d’aimer d’une petite pensionnaire. J’ai vu d’autres hommes avant lui, et nul ne m’a inspiré de sympathie. La maison d’Eugénie est toujours pleine d’hommes plus jeunes, plus gais, plus brillants et plus beaux peut-être que Jacques ; je n’ai jamais désiré d’être la femme d’aucun de ceux-là. Je ne me jette pas en aveugle dans les séductions d’une position nouvelle. Tes lettres me font beaucoup d’effet ; je les commente, je les apprends par cœur, j’en applique à chaque instant un passage aux entraînements de mon amour, et je vois que la prudence est inutile, que la raison est impuissante. J’aperçois les dangers où cet amour peut me précipiter, et la crainte d’être malheureuse avec Jacques ne m’ôte pas le désir de passer ma vie près de lui.

Tu dis que deux amis seulement m’ont dit du bien de Jacques. Je vais te raconter la conversation qui eut lieu à Cerisy, chez les Borel, il y a quelques jours. Il y avait là cinq ou six compagnons d’armes de M. Borel ; Jacques avait l’air un peu plus sérieux que de coutume, mais sa figure et ses manières exprimaient toujours la même tranquillité d’âme. Il prit une tasse de café, et fit quelques tours de promenade dans l’appartement, sans rien dire. « Eh bien, Jacques, comment vous trouvez-vous ? lui demanda Eugénie. — Mieux, répondit-il d’un air doux. — Il a donc été malade ? » demandai-je étourdiment. Je vis tous les regards de ces messieurs se tourner vers moi, et un certain sourire de bienveillance, un peu moqueuse peut-