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JACQUES.

Elle a beau être aimable, elle aura beau être sincère et bonne ; elle est femme, elle a été élevée par une femme, elle sera lâche et menteuse, un peu seulement peut-être ; cela suffira pour te dégoûter. Tu auras besoin de la fuir alors, et elle t’aimera encore ; car elle ne comprendra pas qu’elle est indigne de toi et qu’elle n’a dû ton amour qu’au besoin d’aimer qui dévore ton âme, et au voile que ce besoin aura étendu sur tes yeux jusqu’au jour de sa première faute. Infortunée ! je la plains et je l’envie. Elle aura de beaux moments ; elle en aura un terrible ! Tu as prévu cela, je le vois bien ; tu as pensé au temps où, lui retirant ton affection, tu lui laisserais l’indépendance ; qu’en fera-t-elle si elle t’aime ? Oh ! Jacques, j’ai toujours frémi quand je t’ai vu devenir amoureux ; j’ai toujours prévu ce qui est arrivé depuis ; j’ai toujours su d’avance que tu romprais brusquement ton lien, et que l’objet de ton amour t’accuserait de froideur et d’inconstance le jour où l’ardeur et la force de cet amour te feraient le plus souffrir. Mais à présent, quel effroi ne dois-je pas avoir quand le mariage va sceller ce lien à ta conscience et à celle d’une femme ; quand les lois, la croyance et l’usage vous défendront à tous les deux de vous consoler par un autre amour ! les lois, la croyance et l’usage sont des mots pour toi ; ce seront des chaînes de fer pour cette femme, quel que soit son caractère ; pour les secouer, il faudra qu’elle subisse tout ce que la société peut faire de mal à un de ses enfants rebelles. Comment sortira-t-elle de cette lutte ? Désolée comme moi, robuste comme toi, ou écrasée comme un roseau ! Pauvre femme ! elle t’aime sans doute avec confiance, avec espoir ; elle ne sait pas où elle va, l’aveugle enfant ! elle ne sait pas quel rocher elle veut porter sur sa faible tête, et à quel colosse de vertu farouche s’attaque sa tranquille et fragile innocence. Oh ! quel serment étrange est celui que vous allez prononcer ! Dieu n’écoutera ni l’un ni l’autre, il n’enregistrera pas cette monstruosité sur le livre du destin ! À quoi me sert de t’avertir ? J’empoisonne ta joie, et je ne déracine pas ce terrible espoir de bonheur qui te dévore. Je sais ce que c’est, et je ne m’offense pas de ta résistance : j’ai aimé, j’ai désiré, j’ai espéré comme toi, et j’ai été désabusée comme tu l’as été tant de fois, comme tu le seras encore !

IX.

DE CLÉMENCE À FERNANDE.

Une autre que moi perdrait son temps et sa peine à te dire que tu vis dans un monde où l’on a singulièrement mauvais ton, et où tout se passe de la façon la plus inconvenante. Je ne puis que te plaindre, car je suis sûre que la bonne compagnie est la classe la plus raisonnable et la plus éclairée de toutes, et que ses usages et ses délicatesses sont les meilleurs guides possibles vers le bon et l’utile. Ta mère le sait de reste, et, parmi tous ses défauts, je lui reconnais au moins un extrême bon sens et une excellente manière d’être ; cela n’empêche pas que, sacrifiant tout au désir de te voir épouser un homme riche, elle ne t’ait jetée dans la mauvaise compagnie. Eugénie a toujours été une espèce de bourgeoise très-commune, et le couvent, où l’on prend en général une meilleure tenue, ne l’a corrigée de rien. Qu’elle aime à la folie les lazzi soldatesques des amis de son mari, que son château soit devenu une tabagie, cela ne me surprend nullement ; mais que ta mère t’ait abandonnée à ces amitiés-là, cela me révolte un peu.

N’importe ! il faut bien que je m’y fasse, car M. Jacques est en plein dans la société dite du Champ d’Asile, du moins je le présume. Je n’ai pas de préjugés ; je vois toutes sortes de gens, je me pique d’être impartiale en politique, et je m’accoutume à supporter les différences dont la société abonde, sans m’étonner de rien ; je te parlerai donc comme je dois parler à une personne qui est dans ta position ; et je m’écarterai de tout système et de toute habitude pour me mettre au même point de vue que toi.

Ainsi, je te dirai que, dans son bon sens grossier, M. Borel n’a peut-être pas tort, et qu’il faut beaucoup réfléchir à cette parole : « Il ne s’abandonne jamais, et le vin ne lui desserre jamais les dents. » Si l’on me disait cela de M. de Vence ou du marquis de Noisy, je rirais comme tu as fait à propos de M. Jacques ; mais moi, à propos de M. Jacques, je n’en rirais pas. M. Jacques a vécu parmi les gens qui boivent, qui s’enivrent et qui bavardent ; quelle qu’ait été sa première éducation, dès l’âge de seize ans il a été soldat de Bonaparte ; cela l’oblige à être un homme comme M. Borel ou à lui être infiniment supérieur ; prends garde à cela, Fernande. Je suis très-portée à le croire tel, d’après tout ce que tu m’en dis ; mais si nous nous trompions l’une et l’autre ? s’il était inférieur à tous ces braves butors que tu aimes tant, et qui ont du moins pour eux la franchise et la loyauté ? si toute cette réserve, que tu prends peut-être pour de la noblesse dans les manières, était seulement la prudence d’un homme qui cache quelque vice ? Je te dirai naturellement ce que je crains ; je m’imagine que M. Jacques est un de ces hommes d’un certain âge qui ont beaucoup de dépravation et beaucoup d’orgueil. Ces gens-là sont tout mystère ; mais on fait bien de ne pas chercher à lever le voile dont ils se couvrent. Je ne puis me résoudre à t’en dire davantage, d’autant plus que je me trompe peut-être absolument.

X.

DE JACQUES À SYLVIA.

Eh bien ! oui, c’est de l’amour, c’est de la folie, c’est ce que tu voudras, un crime peut-être ! Peut-être que je m’en repentirai et qu’il sera trop tard ; peut-être aurai-je fait deux malheureux au lieu d’un ; mais il n’est déjà plus temps : le pente m’entraîne et me précipite ; j’aime, je suis aimé. Je suis incapable de penser et de sentir autre chose.

Tu ne sais pas ce que c’est qu’aimer pour moi ! Non, je ne te l’ai jamais dit, parce que dans ces moments-là j’éprouve un besoin égoïste de me replier sur moi-même et de cacher mon bonheur comme un secret. Tu es le seul être au monde avec lequel il m’ait été possible de m’épancher, et encore cela ne m’a été possible qu’en de rares instants. Il en est d’autres où Dieu seul a pu être le confident de ma douleur ou de ma joie. Aujourd’hui j’essaierai de te montrer mon âme tout entière et de te faire descendre au fond de cet abîme que tu dis inconnu à moi-même. Peut-être verras-tu que je ne suis pas ce lutteur terrible que tu crois ; peut-être m’aimeras-tu moins, fière Sylvia, en voyant que je suis plus homme que tu ne penses.

Mais pourquoi serait-ce une faiblesse que de s’abandonner à son propre cœur ? Oh ! la faiblesse, c’est l’épuisement ! C’est quand on ne peut plus aimer qu’on doit pleurer sur moi-même et rougir d’avoir laissé éteindre le feu sacré ; moi, je le sens avec orgueil qui se ravive de jour en jour. Ce matin je respirais avec volupté les premières brises du printemps, je voyais s’entr’ouvrir les premières fleurs. Le soleil de midi était déjà chaud, il y avait de vagues parfums de violettes et de mousses fraîches répandus dans les allées du parc de Cerisy. Les mésanges gazouillaient autour des premiers bourgeons et semblaient les inviter à s’entr’ouvrir. Tout me parlait d’amour et d’espérance ; j’eus un si vif sentiment de ces bienfaits du ciel, que j’avais envie de me prosterner sur les herbes naissantes et de remercier Dieu dans l’effusion de mon cœur. Je te jure que mon premier amour n’a pas connu ces joies pures et ces divins ravissements ; c’était un désir plus âpre que la fièvre. Aujourd’hui il me semble être jeune et ressentir l’amour dans une âme vierge de passions. Et pendant ce temps tu vois mon spectre épouvanté errer autour de toi, rêveuse ! Oh ! jamais je n’ai été si heureux ! jamais je n’ai tant aimé ! Ne me rappelle pas que j’en ai dit autant chaque fois que je me