Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/25

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
LUCREZIA FLORIANI.

de le poursuivre… celui-là est calqué sur l’amour que Jésus-Christ a ressenti et manifesté pour les hommes. C’est un reflet de la charité divine, il obéit aux mêmes lois ; il est calme, doux, et juste avec les justes. Il n’est inquiet, ardent, impétueux, passionné en un mot, que pour les pécheurs. Quand tu verras deux époux, excellents l’un pour l’autre, s’aimer d’une manière paisible, tendre et fidèle, dis que c’est de l’amitié ; mais quand tu te sentiras, toi, noble et honnête homme, violemment épris d’une misérable courtisane, sois certain que ce sera de l’amour, et n’en rougis pas ! C’est ainsi que le Christ a chéri ceux qui l’ont sacrifié !

« C’est ainsi que, moi, j’ai aimé Tealdo Soavi. Je le savais bien égoïste, vaniteux, ambitieux, ingrat, mais j’en étais folle ! Quand je le connus infâme, je le maudis, mais je l’aimais encore. Je l’ai pleuré avec une amertume si âcre que, depuis ce temps-là, j’ai perdu la faculté d’aimer un autre homme. J’ai paru vite consolée, et, maintenant, je le suis certainement ; mais le coup a été si violent, la blessure si profonde, que je n’aimerai plus ! »

La Floriani essuya une larme qui coulait lentement sur sa joue pâle et calme. Sa figure n’exprimait aucune irritation, mais sa tranquillité avait quelque chose d’effrayant.

IX.

— Ainsi, c’est à cause d’un scélérat que tu n’as pu aimer un honnête homme ? dit Salvator ému : tu es une étrange femme, Lucrezia !

— Et quel besoin cet homme avait-il de mon amour ? reprit-elle. N’était-il pas assez heureux par lui-même, de se sentir juste, bien organisé, sage, en paix avec sa conscience et avec les autres ? Il demandait mon amitié pour récompense d’une bonne vie et d’un long dévouement. Il l’eut, et ne voulut pas s’en contenter. Il demanda de la passion ; il lui fallait de l’inquiétude, des tourments. Il ne dépendait pas de moi d’être malheureuse à cause de lui. Il ne put me pardonner de vouloir le rendre heureux.

— Voilà bien des paradoxes, mon amie, j’en suis épouvanté ! Tu dis de fort belles choses, mais si l’on voulait te résumer, ce serait difficile. L’amour, dis-tu, est généreux, sublime et divin. Le Christ lui-même nous l’a enseigné indirectement en nous enseignant la charité. C’est la compassion poussée jusqu’à l’emportement, le dévouement jusqu’au délire. Cela, par conséquent, n’entre que dans les grands cœurs. Alors les grands cœurs sont condamnés à l’enfer dès cette vie, puisqu’ils ne brûlent de ce feu sacré que pour les méchants et les ingrats.

— Mais cela est certain ! s’écria la Floriani, l’énigme de la vie n’a pas d’autre mot : sacrifice, torture et lassitude. Voilà pour la jeunesse, pour la force de l’âge et pour la vieillesse.

— Et les justes ne connaîtront pas le bonheur d’être aimés, par conséquent ?

— Non, tant que le monde ne changera pas, et avec lui le cœur humain. Si Jésus revient dans d’autres temps, comme il l’a promis, il donnera, j’espère, de plus douces lois à une nouvelle race d’hommes ; mais aussi cette race vaudra mieux que nous.

— Ainsi, point d’amour partagé, point d’ivresse pure pour nos générations ?

— Non, non, trois fois non !

— Tu me fais peur, âme désespérée !

— C’est que tu veux voir le bonheur dans l’amour : il n’y est point. Le bonheur, c’est le calme, c’est l’amitié ; l’amour, c’est la tempête, c’est le combat.

— Eh bien ! moi, je vais te définir un autre amour : l’amitié, par conséquent le calme, uni à la volupté ; c’est-à-dire, la jouissance, le bonheur.

— Oui, c’est là l’idéal du mariage. Je ne le connais pas, bien que je l’aie rêvé et poursuivi.

— Et de ce que tu l’ignores, tu le nies ?

— Salvator, as-tu jamais rencontré deux amants ou deux époux qui s’aimassent absolument de la même manière, avec autant de force ou de calme l’un que l’autre ?

— Je ne sais pas… je ne crois pas !

— Moi, je suis bien sûre que non. Dès que la passion s’empare de l’un des deux (et c’est inévitable !) l’autre s’attiédit, la souffrance arrive, et le bonheur est troublé, sinon perdu. Dans la jeunesse, on cherche à s’aimer, dans l’âge fait, on s’aime en se torturant, dans l’âge mûr, on s’aime, mais l’amour est parti !

— Eh bien, dans l’âge mûr, tu te marieras, je le vois ; tu feras un mariage de raison, de douce sympathie, et tu vivras heureuse par l’amitié conjugale. C’est là ton rêve, n’est-ce pas ?

— Non, Salvator, l’âge mûr est venu pour moi. Mon cœur a cinquante ans, mon cerveau en a le double, et je ne crois pas que l’avenir me rajeunisse. Il aurait fallu n’aimer qu’un seul homme, traverser avec lui toutes les vicissitudes, souffrir avec lui, pour lui, et lui conserver le dévouement angélique que le Christ nous a enseigné. Cette vertu aurait pu alors compter sur sa récompense. La vieillesse serait venue tout guérir, et je me serais endormie doucement auprès du compagnon de ma vie, sûre d’avoir accompli mon devoir jusqu’au bout, et de lui avoir consacré un dévouement utile.

— Que ne l’as-tu fait ? Tu avais tant pardonné à ton premier amant ! Quand je t’ai connue, tu semblais résolue à pardonner éternellement au second !

— J’ai manqué de patience, la foi m’a abandonnée ; j’ai obéi à la faiblesse de la nature humaine, au découragement, à la folle espérance d’être heureuse par un autre. Je me suis trompée. Les hommes ne peuvent nous savoir gré de l’héroïsme que nous avons eu pour d’autres que pour eux ; ils nous en font un crime et un reproche, au contraire, et plus nous nous sommes dévouées avant de les connaître, plus ils nous jugent incapables de nous dévouer pour eux.

— N’est-ce pas vrai ?

— Cela devient vrai après un certain nombre d’erreurs et d’entraînements. L’âme s’épuise, l’imagination se glace, le courage s’en va, les forces nous abandonnent. C’est là où j’en suis ! Si je disais maintenant à un homme que je suis capable d’aimer, je mentirais effrontément.

— Ah ! tu n’as jamais été coquette, ma pauvre Floriani, et je vois que tu ne pourrais devenir galante !

— Tu me plains donc à cause de cela ?

— Je me plains, moi ! car, malgré tout ce que tu me dis là, et peut-être à cause de cela même, je me sens éperdument amoureux de toi.

— En ce cas, bon soir, mon bon Salvator, tu partiras demain.

— Tu le veux ? Ah ! si tu pouvais le vouloir !

— Qu’est-ce à dire ?

— Que je resterais malgré toi, et que j’aurais de l’espoir.

— Tu t’imaginerais que je te crains ? Tu n’étais pas fat, et tu l’es devenu.

— Non, je ne suis pas devenu fat ; mais je ne sais pourquoi tu veux me faire croire que tu es devenue invulnérable. N’as-tu jamais eu de caprices ?

— Jamais !

— Ah ! par exemple !

— Écoute, j’ai eu des entraînements violents, aveugles, coupables ! je ne le nie pas ; mais ce n’étaient pas des caprices. On appelle ainsi une intrigue de plaisir qui dure huit jours…… Mais il y a aussi des passions de huit jours !…

— Il y a même des passions d’une heure ! s’écria Salvator avec emportement.

— Oui, répondit-elle, des illusions si soudaines et si puissantes qu’elles font place à l’aversion et à l’épouvante en se dissipant. Les passions les plus courtes ont pu être les mieux senties ; on les pleure et on en rougit toute la vie.

— Pourquoi donc en rougir si elles sont sincères ? On peut être bien sûr au moins que celles-là sont partagées.

— On n’en est pas plus sûr que des autres.