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KOURROGLOU.

arçonner, et criait : « Tu n’emmèneras pas Ayvaz. » Kourroglou le tirait aussi de dessus sa selle et criait : « J’emmènerai Ayvaz. »

Ils descendirent de cheval en même temps et commencèrent à lutter à pied, le cou enlacé avec le cou, le bras avec le bras, la jambe avec la jambe. On aurait dit deux chameaux[1] mâles se battant ensemble. Le soleil commençait déjà à baisser. Kourroglou se sentait fatigué de la puissante résistance de son ennemi, et s’écria dans son cœur : « Ô Dieu ! préserve-moi de malheur, ô Ali ! » Cela dit, il éleva Reyhan l’Arabe en l’air et le rejeta par terre ; il s’assit sur sa poitrine, et, tirant son couteau, il se préparait à lui couper la tête ; mais il dit dans son cœur : « S’il demande merci, je le tuerai ; s’il ne le demande pas, ce serait pitié de tuer un si brave jeune homme. »

Il regarda son visage, mais il était rouge, tranquille, et ne laissait voir aucun changement. Alors il détacha la courroie qui était derrière sa selle, et s’en servit pour lier les jambes et les mains de Reyhan. Ce dernier dit : « Au moment où tu lançais ton cheval pour franchir le précipice, je te faisais présent d’Ayvaz. J’ai été infidèle à ma parole, et pour un péché si énorme, le malheur tombe sur ma tête coupable. » Kourroglou répliqua : « En vérité, nul autre homme que moi n’osera te poursuivre. J’ai pitié de toi, et n’ai pas envie de te tuer. J’ai seulement lié tes mains et tes jambes. Si une armée me poursuivait, elle ne serait pas assez hardie pour continuer après t’avoir vu ainsi garrotté. »

Kourroglou lia donc Reyhan avec une corde sur sa jument, et, ayant remonté sur Kyrat, il conduisit la jument avec une corde. Il plaça Ayvaz derrière lui, et ils arrivèrent ainsi à Chamly-Bill. Les sentinelles de Kourroglou le virent venir de loin et informèrent les bandits de l’arrivée de leur maître. Sept cent soixante-dix-sept hommes allèrent à sa rencontre. Kourroglou commanda qu’on fût chercher une robe d’honneur pour Ayvaz. Ayvaz la mit : Kourroglou ordonna que Khoya-Yakub, qui, tout le temps de l’absence de Kourroglou, avait été enchaîné et confiné dans une sombre prison, fût amené devant lui. Il le reçut tendrement, lui ôta ses fers, et le fit conduire au bain. Aussitôt que Khoya-Yakub fut revenu, il le revêtit d’un superbe habillement, et l’invita à s’asseoir près de lui, à la place d’honneur.

Les bandits s’enquirent avec empressement des détails de la capture d’Ayvaz, et Kourroglou les leur dit du commencement à la fin, n’épargnant pas les louanges à Reyhan sur sa force et son courage. Il dit son conte en vers et en prose, fidèle à sa coutume de dire la vérité à la face des gens, disant à un poltron qu’il était un poltron, à un brave qu’il était un brave. Voici une des improvisations faites en l’honneur de Reyhan :

Improvisation. — « Frères, Aghas ! un homme doit être un homme comme Reyhan. Il a arraché des larmes d’admiration de mes yeux. Son bouclier est d’argent ; il répand le sang de l’ennemi avec abondance. Il a uni mon âme à la sienne. Il a gravé à la fois dans mon cœur le respect et l’attachement. Un homme juste doit être comme Reyhan. Puisse chaque père avoir cinq fils comme lui ; puissions-nous avoir des guerriers comme lui pour compagnons ! Il mérite d’être le frère de Kourroglou. Un homme juste doit être un homme comme Reyhan[2]. »

Kourroglou ordonna qu’on servit un repas. Ayvaz fut nommé chef des échansons ; le vin coula, les mets tombèrent comme la pluie, et toute la bande festoya ensemble.

QUATRIÈME RENCONTRE.

Le chapitre qui précède nous a paru si coloré et si original, que nous n’avons pas eu le courage de l’abréger beaucoup. Au ton héroïque se mêle dans le récit la gaieté rabelaisienne, et l’ensemble est, comme dans toutes les œuvres naïves, un composé de terrible et de bouffon. Le déjeuner de Kourroglou sur la montagne ne rappelle-t-il pas, en effet, une scène de Grangousier ? N’y a-t-il pas aussi un peu du frère Jean des Entommeures et de Panurge en même temps, dans les niaiseries malicieuses qu’emploie Kourroglou pour obtenir d’Ayvaz la permission de boire de son vin ? Mais bientôt viennent les touchantes lamentations d’Ayvaz enlevé, et là, il y a la simplicité élevée de la forme biblique. Enfin, l’admiration de Reyhan l’Arabe pour Kourroglou franchissant le précipice rentre dans la chevalerie merveilleuse de l’Arioste.

La rencontre suivante pénètre plus avant dans les mœurs et usages de l’Orient. La princesse Nighara est toute une révélation de l’idéal de la femme dans ces contrées. Idéal bizarre et qui, pour le coup, n’est pas le nôtre. L’examen en sera d’autant plus curieux ; et ce serait peut-être ici le lieu de donner comme préface à ce chapitre un travail que M. Chodzko nous a communiqué sur les pratiques, usages, superstitions, idées religieuses et sociales qui défraient la vie mystérieuse des harems. Mais nous craignons de nuire à l’intérêt que peut inspirer Kourroglou, par cette longue interruption, et nous remettons à la fin de notre analyse la publication des curieux documents qui viennent à l’appui.

La quatrième rencontre traite donc de la princesse Nighara ; mais comme elle en traite fort longuement, nous abrégerons le plus possible, ayant regret, toutefois, à tout ce que nous passerons sous silence.

Et d’abord, nous voudrions omettre Demurchi-Oglou comme ne se rattachant pas à l’action de cette aventure ; mais nous devons le retrouver dans la suite de la vie de Kourroglou, et nous ne pouvons nous dispenser de le faire connaître au lecteur, d’autant plus qu’il y a là un trait d’affinité avec l’aventure de Guillaume Tell, et raffiné dans tous ses détails par l’ingénieuse exagération des Orientaux. On a dû remarquer aussi dans le chapitre précédent la supériorité de l’invention persane, à propos de Kourroglou effaçant, par la seule pression de ses doigts, l’effigie d’une monnaie d’or. Les héros de chez nous se contentent de briser la pièce en deux, et croient avoir fait l’impossible. Mais le véritable impossible ne se trouve que dans l’Orient.

Voilà donc Demurchi-Oglou, le fils du forgeron, qui, du fond de sa ville du Nakchevan, entend parler de la gloire et de la magnificence du bandit. Mon cœur éclate ici faute d’action, dit Demurchi-Oglou, et le voilà parti avec son cheval pour Chamly-Bill. Kourroglou, qui chassait aux alentours de sa forteresse, le rencontre et dit d’abord : « Voilà un beau garçon ! » Demurchi lui présente sa requête. « Mon âme, lui répond le maître, tu dois savoir que je donne du pain aux braves et rien aux lâches. — Amis, dit-il à ses chasseurs, j’ai trouvé ici mon gibier. » Il fait asseoir Demurchi sur les genoux, à la manière des chameaux mâles, et lui fait ôter son bonnet. Puis il demande une pomme, tire son anneau de son doigt, le fixe sur la pomme qu’il pose sur la tête de Demurchi, se place à distance, tend son arc, et fait passer les soixante flèches de son carquois à travers l’anneau.

Content de voir que Demurchi n’a pas sourcillé, il dit à ses compagnons : « Mes âmes, mes enfants, que celui qui m’aime contribue à équiper Demurchi-Oglou. » À l’instant même, nos bandits, sans aucune crainte de passer pour communistes, se dépouillent chacun de son habillement, de son armure ou du harnachement de son cheval, « et il lui fut donné tant de choses, qu’en un instant l’étranger se trouva riche. »

On l’emmène à Chamly-Bill, on fête sa venue ; Kourroglou improvise pour lui au dessert, et, dans une de ses strophes, il lui dit :

  1. Les combats de chameaux sont beaucoup plus féroces que ceux de taureaux, de béliers, de bouledogues ou de coqs. Les riches oisifs en Perse parlent souvent à leur sujet. Il est presque impossible de ne pas éprouver une sorte de plaisir sauvage à être témoin de ces combats. Ces deux énormes corps, tout en se battant, demeurent presque sans aucun mouvement. Leurs longs cous enlacés l'un l’autre ne donnent signe de vie que par de convulsives contorsions. Des têtes avec des yeux presque hors de leurs orbites, des bouches écumantes, d’affreux rugissements complètent le tableau.
  2. Le texte de cette belle pièce de poésie sert d’exemple de la force des participes turcs, qui ne peut être égalée dans aucune langue européenne.