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LUCREZIA FLORIANI.

peuvent nous rappeler à eux dans l’autre vie. Ils ne le veulent ni ne le doivent. Vous avez donc rêvé cela ; quand on est malade on fait beaucoup de rêves. Si votre mère pouvait se faire entendre de vous, elle vous dirait que vous n’avez pas assez vécu pour mériter d’aller la rejoindre.

Karol se retourna avec effort, surpris peut-être d’entendre la Floriani lui faire des sermons. Il la regarda encore ; puis, comme s’il n’eût pas entendu, ou point compris ce qu’elle venait de lui dire :

— Non ! s’écria-t-il, je n’ai pas la force de mourir. Tu me retiens si bien, toi ! que je ne peux pas te quitter ! Que ma mère me le pardonne, je veux rester avec toi !

Et, comme épuisé par son émotion, il retomba dans les bras de la Floriani, et s’y assoupit encore.

XII.

Un soir que le prince, alors en pleine convalescence, s’était endormi très-paisiblement en apparence, et qu’après avoir couché ses enfants, la Floriani respirait le frais sur la terrasse avec Salvator : — Ma bonne Lucrezia, lui dit celui-ci, il faut que nous parlions enfin de la vie réelle ; car depuis près de trois semaines nous traversons un cauchemar qui se dissipe enfin, grâce à Dieu ! je devrais dire grâce à toi, car tu as sauvé mon ami, et tu as ajouté à mon affection pour toi une reconnaissance qui ne peut s’exprimer. Mais, dis-moi, maintenant, qu’allons-nous faire, aussitôt que notre cher malade sera en état de voyager ?

— Nous n’y sommes point ! répondit la Floriani. Ce n’est pas encore dans quinze jours qu’il pourra se remettre en route. C’est à peine s’il peut faire le tour du jardin maintenant, et tu sais bien que les forces reviennent moins vite qu’elles ne tombent.

— Supposons que cette convalescence dure encore un mois ! il y a une fin à tout ; nous ne pouvons pas rester éternellement à ta charge, et il faudra bien se séparer !

— Sans aucun doute ; mais je désire que ce soit le plus tard possible. Vous ne m’êtes point à charge ; je suis bien payée des soins que j’ai donnés à ton ami par le bonheur que j’éprouve de le voir sauvé ; et, d’ailleurs, sa reconnaissance est si grande, si bonne, si tendre, que je me suis mise à l’aimer, presque autant que tu l’aimes toi-même. Il est naturel de soigner et de consoler ceux qu’on aime. Je ne vois donc pas que tu aies lieu de me tant remercier.

— Tu ne veux pas m’entendre, mon excellente amie ; l’avenir m’inquiète !

— Quoi ? la vie du prince ? elle n’est point du tout compromise par cette maladie. Je l’ai assez étudié ; il est parfaitement bien organisé. Il vivra plus que toi et moi, peut-être !

— J’en suis presque certain aussi ; j’ai bien vu, cette fois, quelles ressources il y a dans ces tempéraments nerveux ; mais son avenir moral, y songes-tu, Lucrezia ?

— Mais il me semble que je n’en suis pas chargée… Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Je ne devrais pas être surpris qu’une nature aussi loyale et aussi généreuse que la tienne portât la naïveté jusqu’à l’aveuglement ; pourtant il est bien étrange que tu ne me comprennes pas.

— Eh bien, non, je ne te comprends pas ; parle clairement, voyons.

— Parler clairement d’une chose aussi délicate, à quelqu’un qui ne vous aide pas du tout, c’est brutal ! Et pourtant, il le faut. Eh bien, Karol t’aime !

— Je l’espère ! Je l’aime aussi ; mais si tu veux me faire entendre qu’il m’aime d’amour, je ne pourrai pas prendre ta crainte au sérieux.

— Oh ! ma chère Lucrezia, ne plaisante pas là-dessus ! Tout est sérieux avec une nature profonde et entière comme celle de mon pauvre ami ; cela est d’un sérieux effrayant, au contraire !

— Non, non, Salvator, tu divagues. Que ton ami ait pour moi une amitié sérieuse, une reconnaissance vive, enthousiaste, si tu veux ; cela est possible de la part d’un être aussi tendre et aussi noble. Mais que cet enfant soit amoureux de ta vieille amie, c’est impossible ! Tu le vois ému outre mesure à chaque mot qu’il nous dit : c’est l’effet de sa faiblesse et d’un reste d’exaltation nerveuse. Tu l’entends me remercier dans des termes qui ne sont pas proportionnés aux services que je lui ai rendus : c’est l’effet du beau langage qui part d’une belle âme, d’une noble habitude de bien penser et de bien dire, qui lui est propre et à laquelle sa grande éducation et ses belles manières aident naturellement beaucoup. Mais de l’amour pour moi ? Quelle folie ! il ne me connaît pas, et s’il me connaissait, s’il savait ma vie, il aurait peur de moi, le pauvre enfant ! Le feu et l’eau, le ciel et la terre ne sont pas plus dissemblables.

— Le ciel et la terre, le feu et l’eau, sont des éléments opposés, mais toujours unis ou prêts à s’unir dans la nature. Les nuages et les rochers, les volcans et les mers s’étreignent en se rencontrant ; ils se brisent et se fondent ensemble dans les mêmes désastres éternels. Ta comparaison confirme mon assertion et doit t’expliquer mes craintes.

— Tu fais de la poésie bien gratuitement ! Je te dis qu’il me mépriserait et me haïrait, peut-être, s’il savait quelle pécheresse lui a servi de sœur de charité. Je connais ses principes et ses idées d’après ce que tu m’en dis tous les jours ; car, quant à lui, je dois avouer qu’il ne m’a jamais fait de morale. Mais enfin, toi qui sais si bien ses opinions et son caractère, comment peux-tu supposer des relations possibles entre nous dans l’avenir ? Va, je sais bien ce qu’il pensera de moi quand sa santé et la force de son jugement seront revenus. Je ne me fais point d’illusion ! Dans six mois d’ici, à Venise, ou à Naples, ou à Florence, quelqu’un racontera devant lui les tristes aventures qui me sont arrivées, et celles plus tristes encore qu’on m’attribue ; car, que ne prête-t-on pas aux riches ? Alors !… souviens-toi de ce que je te dis maintenant ! Tu verras ton ami me défendre un peu, soupirer beaucoup, et te dire ensuite : « Quel malheur qu’une si bonne femme, pour laquelle j’ai tant d’amitié et de gratitude, soit décriée à ce point ! » Voilà tout le souvenir que la Floriani aura de ce fier jeune homme. Ce sera un souvenir doux, mais triste, et je ne prétends pas à autre chose. Qu’ai-je besoin d’autre chose que de la vérité ? Tu sais bien, Salvator, que je suis de force à accepter toutes les conséquences de mon passé, qu’elles ne me troublent ni ne m’offensent, et que tout cela n’a rien à faire avec la sérénité dont je sais jouir au fond de ma conscience.

— Tout ce que tu dis là m’accable de tristesse, ma chère Lucrezia, répondit Salvator en lui prenant la main avec attendrissement ; car tout cela est vrai, sauf un point ! Oui, mon ami te quittera, il te fuira dès qu’il en aura la force et qu’il aura vu clair en lui-même ; oui, il entendra des sots raconter ta vie sans la comprendre, et des lâches la calomnier ; oui, il en souffrira et en soupirera amèrement ! Mais que ce soit tout, que sa douleur se dissipe avec quelques paroles, et que ton souvenir s’efface par un effort de sa raison et de sa volonté, voilà ce que je nie. Karol est, dès à présent, plus malheureux qu’il ne l’a jamais été, et malheureux pour toujours, quoiqu’il ne s’en aperçoive pas encore et qu’il s’endorme dans l’ivresse d’un premier amour !

— Je t’arrête à ce mot, dit Lucrezia qui l’écoutait attentivement : un premier amour ! C’est parce que je sais par toi-même que je ne serais pas son premier amour, que je ne peux pas m’effrayer de celui-ci, en supposant, avec toi, qu’il existe. Ne m’as-tu pas dit qu’il avait été fiancé avec une belle jeune fille de sa condition, qu’il avait été inconsolable de sa mort, et qu’il n’aimerait peut-être jamais une autre femme ?… Voilà ce que tu m’as raconté dans les premiers jours ; et si cela est vrai, il ne m’aime pas ; ou s’il peut m’aimer, il n’est pas impossible qu’une autre m’efface de sa pensée.

— Et si cela doit durer cinq ou six ans encore ! Car il avait dix-huit ans lorsque Lucie mourut, et, jusqu’à toi, il n’avait pas même regardé une autre femme.