Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
46
LUCREZIA FLORIANI.

Sa folie avait commis l’erreur gigantesque de se figurer qu’elle devait avoir l’austérité de manières et le maintien glacial d’une vierge, avec tout autre qu’avec lui. Il n’en voulut pas démordre, comprendre la réalité de cette nature, et l’aimer pour ce qu’elle était. Pour l’avoir placée trop haut dans les fantaisies de son cerveau, voilà qu’il était tout prêt à la placer trop bas, et à croire qu’entre le sensualisme invincible de Salvator et les instincts secrets de la Floriani, il y avait de funestes rapprochements à craindre.

Ils revenaient à la villa avec le lever de Vesper, qui montait blanc comme un gros diamant dans le ciel encore rose. Ils glissaient sur la surface limpide de ce lac que la Floriani aimait tant, et que Karol recommençait à détester. Il gardait le silence ; Béatrice s’était endormie dans les bras de sa mère ; Célio gouvernait la barque de Menapace, qui s’était assis, dans une muette contemplation ; Stella, svelte et blanche, rêvait aux étoiles, ses patronnes, et Salvator Albani chantait d’une belle voix fraîche, que la sonorité de l’onde portait au loin. Personne autre que Karol, le plus pur et le plus irréprochable de tous, peut-être, ne songeait à mal. Il leur tournait le dos, à tous, pour ne point voir ce qui n’existait pas, ce à quoi personne ne songeait ; et, au lieu des Ondines du lac, il se sentait poussé par les Euménides.

Ne l’avait-on pas trompé ? Salvator ne s’était-il pas grossièrement joué de lui en lui disant que jamais il n’avait été l’amant de la Floriani ? Avec tous les beaux raisonnements spécieux qu’il lui avait maintes fois entendu faire sur l’amitié qu’on peut avoir pour les femmes, et dans laquelle il entrait toujours, selon Salvator, un peu d’amour, étouffé ou déguisé ; avec les ménagements dont il le supposait capable pour lui laisser goûter le bonheur sans se faire conscience d’un mensonge, il pouvait bien avoir été heureux la nuit de leur arrivée, et l’avoir nié avec aplomb l’instant d’après. La Floriani ne lui devait rien alors, et Karol s’imaginait être bien généreux en prenant la résolution de ne jamais l’interroger à cet égard.

Et puis, en supposant qu’elle eût résisté cette fois-là, était-il probable que, dans cette vie abandonnée à toutes les émotions, lorsque Salvator assistait à sa toilette dans sa loge, et portait même les mains sur sa parure, lorsque, toute palpitante des fatigues ou des triomphes de la scène, elle venait se jeter près de lui sur un sofa, seule avec lui peut-être… était-il possible qu’il n’eût pas cherché à profiter d’un instant de désordre dans son esprit et d’excitation dans ses nerfs ? Salvator était si ardent et si audacieux avec les femmes ! N’avait-il pas encouru la disgrâce de la princesse Lucie pour avoir osé lui dire qu’elle avait une belle main ? Et de quoi n’était pas capable, avec la Lucrezia, un homme qui n’était pas demeuré tremblant et muet auprès de Lucie ?

Alors le terrible parallèle, si longtemps écarté, commença à s’établir dans l’esprit du prince : une princesse, une vierge, un ange ! — Une comédienne, une femme sans mœurs, une mère qui pouvait compter trois pères à ses quatre enfants, sans jamais avoir été mariée, et sans savoir où étaient maintenant ces hommes-là !

L’horrible réalité se levait devant ses yeux effarés, comme une Gorgone prête à le dévorer. Un tremblement convulsif agitait ses membres, sa tête éclatait. Il croyait voir des serpents venimeux ramper à ses pieds, sur le plancher de la barque, et sa mère remonter vers les étoiles, en se détournant de lui avec horreur.

La Floriani sommeillait dans son rêve d’éternel bonheur ; et quand elle lui prit la main pour descendre sur le rivage, sans réveiller sa fille, elle remarqua seulement qu’il avait froid, quoique la soirée fût tiède.

Elle s’inquiéta un peu de sa physionomie lorsqu’elle le revit aux lumières ; mais il fit de grands efforts pour paraître gai. La Floriani ne l’avait jamais vu gai, elle ne savait même pas si, avec cette haute et poétique intelligence, il avait de l’esprit. Elle s’aperçut qu’il en avait prodigieusement ; c’était une finesse subtile, moqueuse, point enjouée au fond ; mais, comme il n’y avait place en elle que pour l’engouement, elle s’émerveilla de lui découvrir un charme de plus. Salvator savait bien que cette petite gaieté mignarde et persifleuse de son ami n’était pas le signe d’un grand contentement. Mais, dans cette circonstance, il ne savait que penser. Peut-être l’amour avait-il renouvelé entièrement le caractère du prince ; peut-être prenait-il désormais la vie sous un aspect moins austère et moins sombre. Salvator profita de l’occasion pour être gai tout à son aise avec lui, et crut pourtant apercevoir de temps en temps quelque chose d’amer et de sec au fond de ses heureuses reparties.

Karol ne dormit pas ; cependant il ne fut point malade. Il reconnut dans cette longue et cruelle insomnie, qu’il avait plus de forces pour souffrir qu’il ne s’en était jamais attribué. L’engourdissement d’une fièvre lente ne vint pas, comme autrefois, amortir l’inquiétude de ses pensées. Il se leva comme il s’était couché, en proie à une lucidité affreuse, sans éprouver aucun malaise physique, et obsédé de l’idée fixe que Salvator le trahissait, l’avait trahi, ou songeait à le trahir.

« Il faut pourtant prendre un parti, se dit-il. Il faut rompre ou dominer, abandonner la partie ou chasser l’ennemi. Serai-je assez fort pour la lutte ? Non, non, c’est horrible ! Il vaut mieux fuir. »

Il sortit avec le jour, ne sachant où il allait, mais ne pouvant résister au besoin de marcher d’un pas rapide. Le sentier du parc le plus direct et le mieux battu, celui qu’il suivit machinalement, conduisait à la chaumière du pêcheur.

Il allait s’en détourner lorsqu’il entendit prononcer son nom. Il s’arrêta ; on répéta le mot prince à plusieurs reprises. Karol s’approcha, perdu sous les branches éplorées des vieux saules, et il écouta.

— Bah ! un prince ! un prince ! disait le vieux Menapace dans son dialecte, que le prince était arrivé à très-bien comprendre. Il n’en a pas la mine ! J’ai vu le prince Murat dans ma jeunesse ; il était gros, fort, de bonne mine, et portait des habits superbes, de l’or, des plumes. C’était là un prince ! Mais celui-ci, il n’a l’air de rien du tout, et je n’en voudrais pas pour tenir mes avirons.

— Je vous assure que c’est un vrai prince, père Menapace, répondait Biffi. J’ai entendu son domestique qui l’appelait mon prince, sans voir que j’étais là tout auprès.

— Je te dis que c’est un prince comme ma fille était une princesse là-bas. Ils s’appellent tous comme cela au théâtre. L’autre, l’Albani, est celui qui faisait les comtes dans la comédie ; mais c’est un chanteur, voilà tout !

— C’est vrai qu’il chante toute la journée, dit Biffi. Alors ce sont d’anciens camarades à la signora. Est-ce qu’ils vont rester longtemps ici ?

— Voilà ce que je me demande. Il me semble que le prince, comme ils l’appellent, se trouve bien de la locanda gratis. Et si l’autre reste aussi deux mois à ne rien faire que manger, dormir et marcher tout doucement au bord de l’eau, nous ne sommes pas au bout !

— Bah, cela ne nous gêne pas. Qu’est-ce que cela nous fait ?

— Cela me gêne, moi ! dit Menapace en élevant la voix. Je n’aime pas à voir des paresseux et des indiscrets manger le bien de mes petits-enfants. Tu vois bien que ce sont des histrions sans cœur et sans ouvrage, qui sont venus là se refaire. Ma fille, qui est bonne, en a pitié : mais si elle recueille comme cela tous ses anciens amis, nous verrons de belles affaires ! Ah ! pauvre petit Célio ! pauvres enfants ! si je ne songeais pas à eux, ils auraient un jour le même sort que ces prétendus seigneurs-là ! Allons, Biffi, es-tu prêt ? Partons, va détacher la barque.

Si Salvator avait entendu cette ridicule conversation, il en eût ri aux éclats pendant huit jours. Il eût même imaginé quelque folle mystification pour aggraver les soupçons charitables du vieux pêcheur. Mais Karol fut navré. L’idée de rien de semblable ne lui eût paru possible dans sa vie. Être pris pour un histrion, pour un mendiant, et méprisé par ce vieil avare ! C’était marcher dans la boue, lui qui ne trouvait que les nuages assez moelleux et assez purs pour le porter. Il faut être très-