fort ou très-insouciant pour ne pas se trouver accablé d’un rôle absurde et pour n’en voir que le côté risible. D’ailleurs, on ne rit peut-être jamais de bien bon cœur de soi-même, et Karol fut si outré, qu’il sortit du parc, n’emportant pas même de l’argent sur lui, et fuyant au hasard dans la campagne, résolu, du moins il le croyait, à ne jamais remettre les pieds chez la Floriani.
Quoique sa santé eût pris, depuis sa maladie, un développement qu’elle n’avait jamais eu, il n’était pas encore très-bon marcheur, et au bout d’une demi-lieue, il fut forcé de ralentir le pas. Alors le poids de ses pensées l’accabla, et il ne se traîna plus qu’avec effort dans la direction sans but qu’il avait prise.
Si j’entendais le roman suivant les règles modernes, en coupant ici ce chapitre, je te laisserais jusqu’à demain, cher lecteur, dans l’incertitude, présumant que tu te demanderais toute la nuit prochaine, au lieu de dormir : « Le prince Karol partira-t-il ou ne partira-t-il pas ? » Mais la haute idée que j’ai toujours de ta pénétration m’interdit cette ruse savante, et t’épargnera ces tourments. Tu sais fort bien que mon roman n’est pas assez avancé pour que mon héros le tranche ici brusquement et malgré moi. D’ailleurs, sa fuite serait fort invraisemblable, et tu ne croirais point qu’on puisse rompre, du premier coup, les chaînes d’un violent amour.
Sois donc tranquille, vaque à tes occupations, et que le sommeil te verse ses pavots blancs et rouges. Nous ne sommes point encore au dénouement.
XXI.
Karol en était à s’adresser la même question : « Partirai-je ? Est-ce que je pourrai partir ? Dans un quart d’heure, ne serai-je pas forcé de revenir sur mes pas ? S’il en doit être ainsi, pourquoi me fatiguer à faire un chemin inutile ?
« Je partirai, s’écria-t-il en se jetant sur le gazon encore humide de rosée. » Là, son indignation se ralluma et ses forces revinrent. Il se remit en route, mais bientôt la fatigue ramena encore le doute et le découragement.
Des regrets amers remplissaient de larmes ses yeux fatigués de l’éclat du soleil levant, qui semblait venir à sa rencontre, et lui dire : « Nous marchons en sens inverse ; tu vas donc me fuir et entrer dans la nuit éternelle ? » Il se rappelait son bonheur de la veille, lorsqu’à pareille heure, il avait vu la Floriani entrer dans sa chambre, ouvrir elle-même sa fenêtre pour lui faire entendre le chant des oiseaux et respirer le parfum des chèvrefeuilles, s’arrêter près de son lit pour lui sourire, et, avant de lui donner le premier baiser, l’envelopper de cet ineffable regard d’amour et d’adoration plus éloquent que toutes les paroles, plus ardent que toutes les caresses. Oh ! qu’il était heureux encore, à ce moment-là ! Rien que le trajet du soleil autour des horizons, et tout était détruit ! Il ne verrait plus jamais cette femme si tendre l’enivrer de son regard profond, et mettre, à la place des visions de la nuit, son image tranquille et radieuse devant lui ! Cette main qui, en passant doucement à travers ses cheveux, semblait lui donner une vie nouvelle, ce cœur, dont le feu ne s’était jamais épuisé en fécondant le sien, ce souffle, dont la puissance entretenait en lui une sérénité jusque-là inconnue, ces douces attentions de tous les instants, cette constante sollicitude, plus assidue et plus ingénieuse encore que ne l’avait été celle de sa mère ; cette maison claire et riante, où l’atmosphère semblait assouplie et réchauffée par une influence magnétique, ce silence du parc, ces fleurs du jardin, ces enfants à la voix mélodieuse qui chantaient avec les oiseaux, tout, jusqu’au chien de Célio, qui courait si gracieusement dans les herbes, poursuivant les papillons pour imiter son jeune ami : enfin, cet ensemble de choses qu’il se représentait et se détaillait pour la première fois, au moment de s’en séparer, tout cela était donc fini pour lui !
Et justement, comme il pensait au chien de Célio, ce bel animal s’élança vers lui, et, pour la première fois, le caressa avec tendresse. Il n’avait pourtant pas suivi Karol, et celui-ci crut d’abord que Célio n’était pas loin. Mais, ne le voyant pas paraître, il se rappela que la veille, Laërtes (c’était le nom du chien) avait fait une pointe sur la rive où les barques s’étaient arrêtées ; qu’on l’avait rappelé en vain, et qu’en rentrant à la maison, Célio s’était inquiété de ne pas l’y trouver. On l’avait sifflé et appelé encore, pensant qu’il aurait côtoyé le lac et serait revenu par les prés ; mais on s’était couché sans le retrouver ; Lucrezia avait consolé son fils en lui disant que le chien avait déjà passé plusieurs fois la nuit dehors, et qu’il était trop intelligent pour ne pas retrouver, dès qu’il le voudrait, le chemin de sa demeure.
Le jeune et beau Laërtes, entraîné par l’ardeur de la chasse, avait donc guetté et poursuivi quelque lièvre pour son propre compte, jusqu’au point du jour, et soit qu’il eût perdu sa piste, ou qu’il eût réussi à l’atteindre et à le dévorer, il songeait à ce moment à Célio, qui le faisait jouer, à la Floriani qui lui donnait elle-même sa nourriture, au petit Salvator qui lui tirait les oreilles, à son frais coussin et à son déjeuner. Il se rendait très-bien compte de l’heure et se disait qu’il fallait rentrer pour n’être point grondé de sa trop longue absence. Il est bien possible même qu’il poussât la finesse jusqu’à se flatter qu’on ne s’en serait pas aperçu.
En voyant Karol, il s’imagina que celui-ci n’était venu aussi loin que pour le chercher ; et, se sentant coupable, ne voulant pas aggraver ses torts, il vint à sa rencontre d’un air affectueux et modeste, balayant la terre de sa longue queue soyeuse, et se donnant toutes sortes de grâces, pour se faire pardonner son escapade.
Le prince ne put résister à ses avances, et se décida à le toucher un peu sur la tête : « Et toi aussi, pensait-il, tu as voulu rompre ta chaîne et essayer de ta liberté ! Et voilà que tu hésites entre la servitude d’hier et l’effroi d’aujourd’hui ! »
Karol ne pouvait plus envisager qu’avec terreur la solitude de son passé. Il se disait qu’il valait mieux souffrir les tortures d’un amour troublé par le doute et la honte, que de ne vivre d’aucune façon. Qu’allait-il retrouver, en se replongeant dans l’isolement ? L’image de sa mère et celle de Lucie ne viendraient plus le visiter que pour lui faire d’amers reproches. Il essaya de les évoquer, elles n’obéissaient plus à son appel. Il n’avait jamais pu se persuader que sa mère fût morte, il le sentait à présent, la tombe ne rendait plus sa proie. Les traits de Lucie étaient tellement effacés de sa mémoire, qu’il s’efforçait en vain de se les représenter. Ils étaient couverts d’un épais nuage. Maintenant que Karol avait bu à la coupe de la vie, la société de ces ombres l’épouvantait au lieu de le charmer. Vivre ! il faut donc vivre malgré soi, il faut donc aimer la vie en la méprisant, et s’y plonger en dépit de la peur et du dégoût qu’elle inspire ? pensait-il en se débattant contre lui-même. Est-ce la volonté de Dieu ? Est-ce la tentation d’un esprit de vertige et de ténèbres ?
« Mais trouverai-je la vie désormais auprès de Lucrezia ? Ne sera-ce point la mort, que cet attachement dont les circonstances me font rougir, et que le doute va empoisonner ? Néant pour néant, ne vaudrait-il pas mieux languir et dépérir, avec le sentiment de son propre courage, que dans celui de son indignité ? »
Il ne trouvait point d’issue à ses incertitudes. Il se levait, faisait un pas vers l’exil, et regardait derrière lui. Son cœur se déchirait et se brisait à la pensée de ne plus voir sa maîtresse, et il le sentait physiquement s’éteindre, comme si cette femme en était le moteur unique.
Il était presque vaincu déjà, et cherchait dans quelque augure, dans quelque hasard providentiel, dernière ressource de la faiblesse, l’indice du chemin qu’il devait suivre. Laërtes vint à son secours. Laërtes était décidé à rentrer. Lorsque Karol tournait le dos à la villa, le chien s’arrêtait et le regardait d’un air étonné ; puis, lorsque le prince revenait vers lui, il bondissait d’un air joyeux, et lui disait avec ses yeux brillants d’expression et d’intelligence : « C’est par ici, en effet, vous vous trompiez, suivez-moi donc ! »