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LUCREZIA FLORIANI.

et bien inconséquent. Vandoni s’était promis d’abord d’inquiéter un peu son rival par un air de confiance et de familiarité avec Lucrezia. Mais il n’avait point réussi à se donner cet air-là. Il y avait, dans la tranquille bonté de la Floriani, quelque chose de si franc et de si digne, que tout l’art du comédien échouait devant cette absence d’art. Mais le prince prit si bien à tâche d’aider, par sa folie, à la démangeaison d’impertinence de Vandoni, que ce dernier se trouva vengé sans y avoir contribué le moins du monde. Il put se réjouir de voir les angoisses qu’il causait, et, à la fin du souper, il dit à Lucrezia, en suivant des yeux Karol qui sortait pour la dixième fois : « Vous vous vantiez, ma belle amie, ou plutôt vous vantiez votre charmant prince, en me disant qu’il valait mieux que moi, qu’il n’était point jaloux du passé, et qu’il ne souffrirait pas en me voyant. Il souffre au contraire, il souffre trop pour que je reste davantage. Adieu donc ! je m’en vais sur cette triste vérité qu’il n’y a point d’amant sublime, et que les ennuis que vous avez cru fuir en me quittant, vous les retrouvez avec un autre. Vous n’avez fait que mettre un beau visage brun à la place d’un visage blond qui n’était pas mal. Le changement est toujours un plaisir pour les femmes ! Mais convenez, à présent, que pour être jaloux de vous, je n’étais point un monstre, puisque voici votre nouveau Dieu, votre idole, votre ange, tourmenté par le même démon qui me rongeait le cœur. »

— Vandoni, répondit Lucrezia, j’ignore si le prince est jaloux de toi. J’espère que tu te trompes ; mais, comme je ne veux pas que tu m’accuses de feindre avec toi, supposons qu’il le soit en effet : qu’en veux-tu conclure ? Que j’ai eu tort de te quitter ? Ai-je fait ici un plaidoyer pour te prouver que j’avais eu raison ? Non ; je crois que le tort est toujours à celui qui veut se soustraire à la souffrance. J’ai eu ce tort : ne me l’as-tu point encore pardonné ?

— Ah ! qui pourrait garder du ressentiment contre toi ? dit Vandoni en lui baisant la main avec une émotion sincère. Je t’aime toujours, je serais toujours prêt à te consacrer ma vie, si tu voulais revenir à moi, même en ne m’aimant pas plus que par le passé !… car je ne me fais point illusion, tu ne m’as jamais aimé que d’amitié !

— Je ne t’ai, du moins, jamais trompé à cet égard et j’ai fait mon possible pour n’être pas trop ingrate. Peut-être avions-nous une trop ancienne amitié l’un pour l’autre, peut-être nous sentions-nous trop frères pour être amants !

— Parle pour toi, cruelle ! moi…

— Toi, tu es un noble cœur, et, si tu crois faire souffrir en effet le prince, tu vas te retirer. Mais je ne veux pour rien au monde renoncer à ton amitié, et je compte la retrouver plus tard, quand les feux de la jeunesse auront fait place, chez le prince, au calme d’une paisible affection. La mienne pour toi, Vandoni, est fondée sur l’estime ; elle est à l’épreuve du temps et de l’absence. Il existe entre nous un lien indissoluble ; ma tendresse pour ton fils est un garant pour toi de celle que je te conserve.

— Mon fils ! Ah ! oui, parlons de mon fils, s’écria Vandoni redevenu tout à fait sérieux. Eh bien, Lucrezia, êtes-vous contente de moi ? Ai-je laissé voir à vos autres enfants que celui-là m’appartenait ? Ah ! quelle étrange position vous m’avez faite ! ne jamais entendre le nom de père sortir pour moi de la bouche de mon fils !

— Vandoni, votre fils sait à peine parler, et ne sait encore que mon nom et celui de ses frères. Je ne savais pas si nous nous reverrions jamais… Maintenant, si vous êtes calme, si vous avez pris une décision importante, parlez ! Sous quel nom et dans quelles idées dois-je l’élever ?

— Ah ! Lucrezia, vous savez ma faiblesse pour vous, mon dévouement aveugle, ma lâche soumission, devrais-je dire ! Si vous ne devez pas vous marier, que votre volonté soit faite, que mon fils porte votre nom, et qu’il me soit seulement permis de le voir et d’être son meilleur ami, après vous. Mais si vous devez devenir princesse de Roswald, j’exige que mon enfant me soit rendu. J’aime mieux lui voir partager ma vie errante et mon sort précaire que d’abandonner mon autorité et mes devoirs à un étranger.

— Mon ami, reprit Lucrezia, il y a plus d’orgueil que de tendresse dans cette résolution, et je n’emploierai qu’un seul argument pour la combattre. En supposant que je me marie demain, Salvator est encore, pour huit ou dix ans, au moins, un petit enfant, et les soins d’une femme lui sont nécessaires. À quelle femme le confierez-vous donc ? Avez-vous une sœur, une mère ? Non ! vous ne pourrez le confier qu’à une maîtresse ou à une servante ! Croyez-vous qu’il soit aussi bien soigné, aussi bien élevé, aussi heureux qu’avec moi ? Dormirez-vous tranquille, quand, forcé de vous rendre à la répétition tout le jour, et à la représentation tout le soir, vous laisserez ce pauvre enfant à la merci d’une servante infidèle ou d’une marâtre haineuse ?

— Non, sans doute ! dit Vandoni en soupirant, vous avez raison. De ce que vous êtes riche, indépendante et célèbre, vous avez tous les droits, tous les pouvoirs, même celui de chasser le père et de garder l’enfant.

— Vandoni ! tu me fais mal, répondit Lucrezia, ne parle point ainsi. Veux-tu que j’assure, dès à présent, à notre enfant, une partie de ma fortune, dont tu auras la tutelle et la direction ? Veux-tu surveiller son éducation, être consulté sur tous les détails, régler son avenir ? J’y consens avec joie, pourvu que tu le laisses près de moi et que tu me charges d’être le pouvoir exécutif de tes volontés. Je suis bien sûre que nous nous entendrons sur tous les points, dans l’intérêt d’un être qui nous est plus cher que la vie.

— Non ! non ! Pas d’aumône ! s’écria Vandoni ; je ne suis point un lâche, et je mourrai à l’hôpital avant d’accepter de toi un secours déguisé sous un nom, sous une forme quelconque. Garde l’enfant ! garde-le tout entier. Je sais bien qu’il ne connaîtra et n’aimera que toi ! Ce serait bien vainement qu’un jour je viendrais le réclamer, lui dire qu’il m’appartient, qu’il est forcé de me suivre. Il ne se séparera jamais volontairement d’une mère telle que toi ! Allons, le sort en est jeté, je vois que tu vas devenir princesse…

— Rien n’est décidé à cet égard, mon ami, je te le jure, et je te jure surtout, par ce qu’il y a de plus sacré, par ton honneur et par ton fils, que si tu mets à mon mariage la condition que je me séparerai de cet enfant, je ne me marierai jamais !

— Tu es donc toujours la même, ô femme étrange et admirable ! s’écria Vandoni exalté. Tu es donc toujours mère avant tout ! Tu préfères donc toujours tes enfants à la gloire, à la richesse, à l’amour même !

— À la richesse et à la gloire, très-certainement, répondit-elle avec un sourire calme. Quant à l’amour, dans ce moment-ci, je n’ose te répondre ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je connais mon devoir, et que mon premier devoir c’est celui de tout sacrifier, même l’amour, à ces enfants de l’amour. Le plus épris, le plus fidèle des amants peut se consoler, mais des enfants ne retrouvent jamais une mère.

— Eh bien, je pars tranquille, dit Vandoni en lui serrant la main, et je n’exige plus de toi qu’une promesse. Jure-moi de ne point épouser ce prince si charmant, mais si jaloux, avant un an d’ici ! Je ne puis me persuader qu’il soit meilleur que moi et qu’il voie toujours d’un œil calme ces gages de tes amours passées. Je connais ta clairvoyance, la fermeté et la promptitude de tes sacrifices quand le sort de tes enfants te semble compromis. Je sais fort bien pourquoi tu n’as pu me supporter longtemps ! c’est que j’avais beau faire, je détestais la ressemblance de ta Béatrice avec le misérable Tealdo Soavi. Eh bien, d’ici à un an, le prince de Roswald détestera Salvator, si ce n’est déjà fait ; si aujourd’hui, peut-être, la vue de cet enfant ne lui est pas déjà insupportable. Pas d’entraînement trop subit, pas de coups de tête, je t’en supplie, ma chère Lucrezia ; et tu resteras toujours libre, car je m’en rends bien compte, maintenant que je suis sage et désintéressé dans la question : la liberté absolue est le seul état qui te convienne, et la tendre mère