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LUCREZIA FLORIANI.

la tristesse prend l’apparence du dédain, elle fut épouvantée de l’expression de son visage. Elle regarda autour d’elle comme pour demander aux objets extérieurs la cause de cette révolution funeste. Elle vit Vandoni à distance. Elle pensait si peu à lui qu’elle ne le reconnut point ; mais Stella courut à elle pour le lui désigner. « M. Vandoni s’en va, il n’a pas voulu que je t’appelle[1] ; il dit qu’il n’a pas le temps de s’arrêter. Sans doute il reviendra ; il a demandé comment tu te portais ; il a embrassé Salvator, il a pleuré. On dirait qu’il a beaucoup de chagrin. Au reste, il a causé avec le prince, qui te racontera tout cela. Moi, je n’en sais pas davantage. »

Et l’enfant retourna jouer avec son frère.

La Lucrezia regarda alternativement le prince et Vandoni. Vandoni s’était retourné, il la voyait ; mais il affectait d’être toujours absorbé par la vue de son fils. Le prince s’était détourné avec une sorte de dégoût à l’idée que la Floriani allait rappeler son ancien amant et le lui présenter peut-être.

Elle comprit fort bien tout ce qui se passait, et ne s’étonna plus de l’angoisse de Karol. Mais elle savait, ou du moins elle croyait que, d’un mot, elle pouvait la faire cesser, tandis que Vandoni s’en allait humilié et brisé, sans doute. Il s’en allait discrètement, sans avoir eu le temps de reconnaître et de caresser son fils. Elle s’imagina qu’il souffrait énormément, tandis qu’il ne souffrait réellement pas beaucoup dans ce moment-là. Il avait bien les entrailles paternelles, et quand il était seul et qu’il pensait à Salvator, il pleurait de bonne foi. Mais, en présence de son rival et de son infidèle, il avait un rôle à soutenir, et, comme il arrive toujours aux acteurs sur la scène, le monde réel disparaissait devant l’émotion du monde fictif.

La Floriani était trop vraie, trop aimante, trop généreuse pour se rendre compte de ce qu’il éprouvait alors. Elle ne sentit qu’une immense compassion, l’horreur d’imposer le malheur et la honte à un homme qui l’avait beaucoup aimée et qu’elle s’était efforcée d’aimer aussi. Elle comprit bien que ce qu’elle allait faire irriterait profondément Karol ; mais elle se dit qu’avec la réflexion, non-seulement il lui pardonnerait, mais encore il approuverait son mouvement. Le cœur raisonne vite, et, quand il est poussé par la conscience, il sacrifie sans hésiter toute répugnance et tout intérêt personnel. Elle courut vers la palissade, appela Vandoni d’une voix assurée, et, quand il se fut retourné pour venir à elle, elle fit quelques pas au-devant lui, lui tendit la main et l’embrassa cordialement.

Certes, Vandoni fut touché d’un élan si généreux et si hardi. Il avait espéré trouver une petite vengeance dans la confusion de Lucrezia en présence de son nouvel amant. Il n’avait pas compté qu’elle le rappellerait ; c’est pourquoi il avait été bien aise de se faire voir le plus longtemps possible pour prolonger la souffrance de son rival. Mais le cœur de la Floriani était bien au-dessus de toutes ces petitesses, et l’on ne fait pas rougir une femme profondément sincère et vaillante. Vandoni oublia son rôle, et couvrit de baisers et de larmes les mains de son infidèle. Il ne jouait plus le drame, il était vaincu.

— Je ne te permets pas de nous quitter ainsi, lui dit la Lucrezia avec une fermeté calme et affectueuse. Je ne sais d’où tu viens ; mais fatigué ou non, tu te reposeras ici, tu verras Salvator à ton aise. Nous causerons de lui ensemble, et nous nous quitterons cette fois plus tranquilles et meilleurs amis qu’auparavant. Tu le veux, n’est-ce pas, mon ami ? Nous avons été frères. Voici le moment de le redevenir.

— Mais le prince de Roswald ?… dit Vandoni en baissant la voix.

— Tu crois qu’il sera jaloux ? Pas de fatuité, Vandoni ! il ne le sera point. Mais tu verras qu’il n’a point entendu dire de mal de toi ici, et que tu as droit à ses égards et à son estime.

— À sa place, je n’aurais jamais souffert qu’un ancien amant…

— Apparemment il vaut mieux que toi, mon ami ! Il est plus confiant et plus généreux que tu ne l’étais à mon égard. Viens, je veux te présenter à lui.

— C’est inutile ! dit Vandoni qui se sentait faible et attendri, et qui ne pouvait se résoudre à se montrer naturellement à son rival. Je me suis déjà présenté moi-même. Il a été fort poli. Mais tu veux donc absolument que j’entre chez toi ? C’est insensé !

Lucrezia ne lui répondit qu’en lui montrant Salvator. Il céda, moitié par tendresse, moitié par malice.

XXVI.

S’il n’est guère d’hommes qui puissent se résigner à voir face à face celui qui les remplace dans le cœur d’une maîtresse, sans désirer d’en tirer un peu de vengeance, il n’est guère de femmes non plus qui se hasardent, sans un peu de trouble, à mettre ces deux hommes en présence.

Pourtant la Floriani n’éprouva pas le secret malaise qui accompagne de pareilles rencontres. Pourquoi l’eût-elle éprouvé, lorsque, toute sa vie, elle avait joué cartes sur table avec une franchise sans bornes ? Il ne s’agissait point là de payer d’audace ou d’habileté pour ménager deux rivaux également trompés. Il y avait un amant avoué dans le présent et un amant avoué dans le passé. Si la passion pouvait être un peu philosophe, l’amant heureux serait plein de courtoisie et de générosité pour l’amant délaissé ; mais elle ne l’est pas du tout : elle voudrait accaparer le passé comme le présent et comme l’avenir. Elle s’alarme d’un souvenir, et en cela elle raisonne fort mal ; car, en amour, rien n’est moins tentant que de retourner au passé, rien n’est moins dangereux que la vue d’un être qu’on a quitté volontairement et par lassitude.

Malheureusement personne ne connaissait moins le cœur humain que le prince Karol. Le sien était unique en son genre, et chaque fois qu’il voulait rapporter les pensées d’autrui aux siennes propres, il était certain qu’il devait se tromper. Il essaya de se représenter l’émotion qu’il éprouverait si la princesse Lucie venait à lui apparaître, et il s’imagina que si elle se présentait, comme le spectre de Banco, à la table de la Floriani, il tomberait foudroyé, non pas tant de frayeur que de remords et de regret. De là, il partit pour supposer que la Floriani ne pouvait pas revoir Vandoni en chair et en os sans éprouver aussi le regret violent de l’avoir brisé, et le remord d’appartenir sous ses yeux à un autre.

Or, il n’y avait pas de supposition plus injuste et plus absurde que celle-là. Lucrezia revoyait tous les petits travers, tous les innocents ridicules de Vandoni, avec des yeux qu’elle ne se faisait plus conscience d’ouvrir tout grands. Elle comparait cet être, dont elle n’avait jamais été très-enthousiasmée, avec celui qui lui causait un enthousiasme sans bornes. En réalité, d’ailleurs, la comparaison était tellement à l’avantage du prince, que, s’il eût pu lire dans l’âme de sa maîtresse, il aurait vu clairement que la présence de Vandoni redoublait la passion de Lucrezia pour lui-même.

Il ne sut pas comprendre le triomphe de sa position. Son inquiétude jalouse le rendit à cet égard trop modeste, tandis que, d’autre part, le peu de cas qu’il croyait devoir faire de Vandoni le rendait hautain, au point qu’il se sentait humilié de succéder à un pareil homme. Il ne sut pas cacher son dépit, son anxiété, son mortel déplaisir. Pendant que Vandoni soupait à côté de Lucrezia, il ne put tenir en place. Il sortit pour ne point le voir et l’entendre. Puis il rentra pour l’empêcher d’être entreprenant. Il ne fit qu’aller et venir, en proie à une fièvre terrible, évitant le regard tendre et rassurant de Lucrezia et dédaignant les avances de ce bon Vandoni, qui, grâce à lui, se croyait chargé du rôle de généreux.

Si c’est, comme je le crois, l’orgueil qui nous rend jaloux, il faut avouer que c’est un orgueil bien maladroit

  1. L’auteur sait très-bien que l’enfant aurait dû dire appelasse, mais l’enfant ne l’a point dit.