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LE PICCININO.

complète dans son sein que celui qui ne se rattache qu’à deux ou trois ombres vagues et insaisissables du passé. C’est donc un grand privilége social que la noblesse d’origine ; si elle impose de grands devoirs, elle fournit en principe de grandes lumières et de grands moyens. L’enfant qui épelle la connaissance du bien et du mal dans des livres écrits avec le propre sang qui coule dans ses veines, et dans les traits de ces visages peints qui lui retracent sa propre image comme des miroirs où il aime à se retrouver lui-même, devrait toujours être un grand homme, ou au moins, comme vous le disiez, un homme épris de la vraie grandeur, ce qui est une vertu acquise à défaut de vertu innée. Je comprends maintenant ce qu’il y a de vrai et de bon dans ce principe d’hérédité qui rend les générations solidaires les unes des autres. Ce qu’il y a de funeste, je ne vous le rappellerai pas, vous le savez mieux que moi.

― Ce qu’il y a de funeste, je vais le dire moi-même, reprit le marquis ; c’est que la noblesse soit une jouissance exclusive et que toutes les familles humaines n’y aient point part ; c’est que les distinctions établies reposent sur un faux principe, et que le paysan héros ne soit pas illustré et inscrit dans l’histoire comme le héros patricien ; c’est que les vertus domestiques de l’artisan ne soient pas enregistrées dans un livre toujours ouvert à sa postérité ; c’est que la vertueuse et pauvre mère de famille, belle et chaste en vain, ne laisse pas son nom et son image sur les murs de son pauvre réduit ; c’est que ce réduit du pauvre ne soit pas même un refuge assuré à ses descendants ; c’est que tous les hommes ne soient pas riches et libres, afin de pouvoir consacrer des monuments, des pensées et des œuvres d’art à la religion de leur passé ; c’est enfin que l’histoire de la race humaine n’existe pas, et ne se rattache qu’à quelques noms sauvés de l’oubli, qu’on appelle des noms illustres, sans songer qu’à de certaines époques des nations entières s’illustrèrent sous l’influence du même fait et de la même idée.

» Qui nous dira les noms de tous les enthousiastes et de tous les cœurs généreux qui jetèrent la bêche ou la houlette pour aller combattre les infidèles ? Tu as des ancêtres parmi ceux-là, sans doute, Pier-Angelo, et tu n’en sais rien ! Ceux de tous les moines sublimes qui prêchèrent la loi de Dieu à de barbares populations ? Tes oncles sont là aussi, Fra-Angelo, et tu n’en sais rien non plus ! Ah ! mes amis, que de grands cœurs éteints à jamais, que de nobles actions ensevelies sans profit pour les vivants d’aujourd’hui ! Que cette nuit impénétrable du passé est triste et fatale pour le peuple, et que je souffre de songer que vous êtes issus probablement du sang des martyrs et des braves sans que vous puissiez retrouver la moindre trace de leur passage sur vos sentiers ! Tandis que moi, qui ne vous vaux point, je puis apprendre de maître Barbagallo quel oncle me naquit et me mourut ce mois-ci, il y a cinq cents ans ! Voyez ! d’un côté l’abus extravagant de cette religion patricienne, de l’autre l’horreur d’une tombe immense, qui dévore pêle-mêle les os sacrés et les os impurs de la plèbe ! L’oubli est un châtiment qui ne devrait frapper que les hommes pervers, et pourtant, dans nos orgueilleuses familles, il ne frappe personne ; tandis que dans les vôtres il envahit les plus grandes vertus ! L’histoire est confisquée à notre profit, et vous autres, vous ne semblez pas tenir à l’histoire, qui est votre ouvrage plus que le nôtre, cependant !

― Eh bien, dit Michel ému des idées et des sentiments du marquis, vous m’avez fait concevoir, pour la première fois, l’idée de noblesse. Je la plaçais dans quelques personnalités glorieuses qu’il fallait isoler de leur lignée. Maintenant, je conçois des pensées généreuses et fières, se succédant pour les générations, les rattachant les unes aux autres, et tenant autant de compte des humbles vertus que des actions éclatantes. C’est juger comme Dieu pèse, monsieur le marquis, et, si j’avais l’honneur et le chagrin d’être noble (car c’est un lourd fardeau pour qui le comprend), je voudrais voir et penser comme vous !

― Je t’en remercie, répondit M. de la Serra en lui prenant la main et en l’emmenant sur la terrasse de son palais. » Fra-Angelo et Pier-Angelo se regardèrent avec attendrissement ; l’un et l’autre avaient compris toute la portée des idées du marquis, et ils se sentaient grandis et fortifiés par ce nouvel aspect qu’il venait de donner à la vie collective et à la vie individuelle. Quant à maître Barbagallo, il avait écouté cela avec un respect religieux, mais il n’y avait absolument rien compris ; et il s’en allait, se demandant à lui-même comment on pouvait être noble sans palais, sans parchemins, sans armoiries, et surtout sans portraits de famille. Il en conclut que la noblesse ne pouvait se passer de richesse : merveilleuse découverte qui le fatigua beaucoup.

À ce moment-là, tandis que le bec d’un grand pélican de bois doré qui servait d’aiguille à une horloge monumentale, dans la galerie du palais de la Serra, marquait quatre heures de l’après-midi, les cinq ou six montres à répétition du Piccinino lui semblaient en retard, tant il attendait impatiemment l’arrivée de Mila. Il allait de la montre anglaise à la montre de Genève, dédaignant la montre de Catane qu’il aurait pu se procurer avec son argent (car les Catanais sont horlogers comme les Genevois), et de celle qui était entourée de brillants à celle qui était ornée de rubis. Amateur de bijoux, il ne prélevait sur le butin de ses hommes que les objets d’une qualité exquise. Personne ne savait donc mieux l’heure que lui, qui savait si bien la mettre à profit, et disposer avec méthode l’emploi du temps pour faire marcher ensemble la vie d’étude et de recueillement, la vie d’aventures, d’intrigues et de coups de main, enfin la vie de plaisir et de volupté qu’il ne pouvait et ne voulait savourer qu’en cachette.

Ardent jusqu’au despotisme dans l’impatience, autant il aimait à faire attendre les autres et à les inquiéter par d’habiles lenteurs, autant il était incapable d’attendre lui-même. Cette fois pourtant, il avait cédé à la nécessité de venir le premier au rendez-vous. Il ne pouvait compter que Mila aurait le courage de l’attendre, et même celui d’entrer chez lui, s’il n’allait pas lui-même à sa rencontre. Il y alla plus de dix fois, et revint sur ses pas avec humeur, n’osant se hasarder hors du chemin couvert qui bordait son jardin, et craignant, s’il rencontrait quelqu’un, d’avoir l’air d’être occupé d’un désir ou d’un projet quelconque. La principale science de l’arrangement de sa vie consistait à se montrer toujours calme et indifférent aux gens paisibles, toujours distrait et préoccupé aux gens affairés.

Enfin, lorsque Mila parut au haut du sentier vert qui descendait en précipice vers son verger, il était véritablement en colère contre elle, car elle était en retard d’un quart d’heure, et, parmi les belles filles de la montagne, grâce au discernement ou aux séductions du Piccinino, il n’en était pas une qui, dans une affaire d’amour, l’eût jamais laissé venir au rendez-vous le premier. Le cœur sauvage du bandit était donc agité d’une sombre fureur ; il oubliait qu’il n’avait point affaire à une maîtresse, et il s’avança vers Mila d’un air impérieux, prit la bride de sa monture, et, soulevant la jeune fille dans ses bras dès qu’elle fut devant la porte du jardin, il la fit glisser à terre en serrant son beau corps avec une sorte de violence.

Mais Mila, entr’ouvrant les plis de sa double mante de mousseline, et le regardant avec surprise : « Sommes-nous donc déjà en danger, seigneur ? lui dit-elle, ou croyez-vous donc que je me sois fait suivre par quelqu’un ? Non, non ! Voyez, je suis seule, je suis venue avec confiance, et vous n’avez pas sujet d’être mécontent de moi. »

Le Piccinino rentra en lui-même en regardant Mila. Elle avait mis ingénument sa parure du dimanche pour se présenter devant son protecteur. Son corsage de velours pourpre laissait voir un second corset bleu-pâle, brodé et lacé avec goût. Un léger réseau de fil d’or, à la mode du pays, retenait sa splendide chevelure, et, pour préserver sa figure et sa toilette de l’ardeur du soleil, elle s’était couverte de la mantellina, grand et léger