Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
101
LE PICCININO.

voile blanc qui enveloppe la tête et toute la personne, quand elle est jetée avec art et portée avec aisance. La vigoureuse mule du Piccinino, sellée d’un siége plat en velours garni de clous dorés, sur lequel une femme pouvait facilement s’asseoir de côté, était haletante et enflammée, comme si elle eût été fière d’avoir porté et sauvé de tout péril une si belle amazone. On voyait bien, à son flanc baigné d’écume, que la petite Mila ne l’avait pas ménagée, ou qu’elle s’était confiée bravement à son ardeur. La course avait été périlleuse pourtant : des arêtes de laves à gravir, des torrents à traverser, des précipices à côtoyer ; la mule avait pris le plus court. Elle avait grimpé et sauté comme une chèvre. Mila, voyant sa force et son adresse, n’avait pu, malgré son anxiété, se défendre de ce plaisir mystérieux et violent que les femmes trouvent dans le danger. Elle était fière d’avoir senti le courage physique s’éveiller en elle avec le courage moral ; et, tandis que le Piccinino admirait l’éclat de ses yeux et de ses joues animées par la course, elle, ne songeant qu’aux mérites de la mule blanche, se retourna pour lui donner un baiser sur les naseaux, en lui disant : « Tu serais digne de porter le pape ! »

Le brigand ne put s’empêcher de sourire, et il oublia sa colère.

― Chère enfant, dit-il, je suis heureux que ma bonne Bianca vous plaise, et maintenant je crois qu’elle serait digne de manger dans une auge d’or, comme le cheval d’un empereur romain. Mais venez vite, je ne voudrais pas qu’on vous vît entrer ici. »

Mila doubla le pas avec docilité, et, quand le bandit lui eut fait traverser son jardin après en avoir fermé la porte à double tour, elle se laissa conduire dans sa maison, dont la fraîcheur et la propreté la charmèrent.

« Êtes-vous donc ici chez vous, seigneur ? demanda-t-elle au Piccinino.

― Non, répondit-il. Nous sommes chez Carmelo Tomabene, comme je vous l’ai dit ; mais il est mon obligé et mon ami, et j’ai chez lui une chambre où je me retire quelquefois, quand j’ai besoin de repos et de solitude. »

Il lui fit traverser la maison qui était arrangée et meublée rustiquement, mais avec une apparence d’ordre, de solidité et de salubrité qu’ont rarement les habitations des paysans enrichis. Au fond de la galerie de ventilation qui traversait l’étage supérieur, il ouvrit une double porte dont la seconde était garnie de lames de fer, et introduisit Mila dans cette tour tronquée qu’il avait incorporée pour ainsi dire à son habitation, et dans laquelle il s’était mystérieusement créé un boudoir délicieux.

Aucune princesse n’en avait un plus riche, plus parfumé et orné d’objets plus rares. Aucun ouvrier n’y avait pourtant mis la main. Le Piccinino avait lui-même caché les murailles sous des étoffes de soie d’Orient brochées d’or et d’argent. Le divan de satin jaune était couvert d’une grande peau de tigre royal dont la tête fit d’abord peur à la jeune fille ; mais elle se familiarisa bientôt jusqu’à toucher sa langue de velours écarlate, ses yeux d’émail, et à s’asseoir sur ses flancs rayés de noir. Puis elle promena ses regards éblouis sur les armes brillantes, sur les sabres turcs ornés de pierreries, sur les pipes à glands d’or, sur les brûle-parfums, sur les vases de Chine, sur ces mille objets d’un goût, d’un luxe, ou d’une étrangeté qui souriaient à son imagination, comme les descriptions de palais enchantés dont elle était remplie.

« C’est encore plus incompréhensible et plus beau que tout ce que j’ai vu au palais Palmarosa, se disait-elle, et certainement ce prince-ci est encore plus riche et plus illustre. C’est quelque prétendant à la couronne de Sicile, qui vient travailler en secret à la chute du gouvernement napolitain. » Qu’eût pensé la pauvre fille, si elle eût connu la source de ce luxe de pirate ?

Tandis qu’elle regardait toutes choses avec l’admiration naïve d’un enfant, le Piccinino, qui avait fermé la porte au verrou et baissé le store chinois de la croisée, se mit à regarder Mila avec une surprise extrême. Il s’était attendu à la nécessité de lui débiter les plus incroyables histoires, les plus audacieux mensonges, pour la décider à le suivre dans son repaire, et la facilité de son succès commençait déjà à l’en dégoûter. Mila était bien la plus belle créature qu’il eût encore jamais vue ; mais sa tranquillité était-elle de l’audace ou de la stupidité ? Une fille si désirable pouvait-elle ignorer à ce point l’émotion que devaient produire ses charmes ? Une fille si jeune pouvait-elle braver un tête-à-tête de ce genre, sans éprouver seulement un moment de crainte et d’embarras ?

Le Piccinino, remarquant qu’elle avait au doigt une fort belle bague, et croyant suivre le fil de ses pensées en observant la direction de ses regards, lui dit en souriant : « Vous aimez les bijoux, ma chère Mila, et, comme toutes les jeunes filles, vous préférez encore la parure à toutes les choses de ce bas monde. Ma mère m’a laissé quelques joyaux de prix, qui sont là dans cette cassette de lapis, à côté de vous. Voulez-vous les regarder ?

― S’il n’y a pas d’indiscrétion, je le veux bien, répondit Mila. »

Carmelo prit la cassette, la plaça sur les genoux de la jeune fille, et, s’agenouillant lui-même devant elle sur le bord de la peau de tigre, il étala sous ses yeux une masse de colliers, de bagues, de chaînes, d’agrafes, entassés dans la cassette avec une sorte de mépris superbe pour tant d’objets précieux, dont les uns étaient des chefs-d’œuvre de ciselure ancienne, les autres des trésors pour la beauté des pierres et la grosseur des diamants.

« Seigneur, dit la jeune fille en promenant ses doigts curieux sur toutes ces richesses, tandis que le Piccinino attachait sur elle à bout portant ses yeux secs et enflammés, vous n’avez pas assez de respect pour les bijoux de madame votre mère. La mienne ne m’a laissé que quelques rubans et une paire de ciseaux à branches d’argent, que je conserve comme des reliques, et qui sont rangés et serrés dans mon armoire avec grand soin. Si nous en avions le temps, avant l’arrivée de ce maudit abbé, je vous mettrais cette cassette en ordre.

― Ne prenez pas cette peine, dit le Piccinino ; d’ailleurs le temps nous manquerait. Mais vous avez celui de puiser là tout ce qu’il vous plaira de garder.

― Moi ? dit Mila en riant et en replaçant la cassette sur la table de mosaïque ; qu’en ferais-je ? Outre que j’aurais honte, moi, pauvre fileuse de soie, de porter les bijoux d’une princesse, et que vous ne devez donner ceux de votre mère qu’à la femme qui sera votre fiancée, je serais fort embarrassée de tous ces joujoux incommodes. J’aime les bijoux pour les voir, un peu aussi pour les toucher, comme les poules retournent, dit-on, avec leurs pattes, ce qui brille par terre. Mais j’aime mieux les voir au cou et aux bras d’une autre qu’aux miens. Je trouverais cela si gênant, que si j’en possédais, je ne m’en servirais jamais.

― Et le plaisir de posséder, vous le comptez donc pour rien ? dit le bandit stupéfait du résultat de son épreuve.

― Posséder ce dont on n’a que faire me semble un grand embarras, dit-elle ; et, à moins que ce ne soit un dépôt, je ne comprends pas qu’on surcharge sa vie de ces niaiseries.

― Voici pourtant une belle bague ! dit le Piccinino en lui baisant la main.

― Oh ! monseigneur, dit la jeune fille en retirant sa main d’un air fâché, êtes-vous digne de baiser cette bague ?… Pardon, si je vous parle ainsi, mais c’est qu’elle n’est pas à moi, voyez-vous, et que je dois la rendre ce soir à la princesse Agathe, qui m’avait chargée de la reprendre chez le bijoutier.

― Je parie, dit le Piccinino en examinant toujours Mila avec défiance et suspicion, que la princesse Agathe vous comble de présents et que c’est à cause de cela que vous dédaignez les miens !

― Je ne dédaigne rien ni personne, répondit Mila ; et quand la princesse Agathe jette une aiguille à tapisserie ou un bout de soie, je les ramasse et les garde