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LE PICCININO.

princesse. Toute son imagination se reportait vers cette femme qui lui avait fait une impression si vive, et il oublia complétement que Mila aussi avait occupé ses pensées et troublé ses sens pendant une partie de la journée.

La bonne Mila, toujours persuadée qu’elle parlait à un ami sincère, s’abandonna au plaisir de louer celle qu’elle chérissait avec enthousiasme, et oublia qu’elle s’oubliait, comme elle le dit elle-même, après une heure de promenade sous les magnifiques ombrages du jardin de Nicolosi.

Le Piccinino avait le cerveau impressionnable et l’humeur mobile. Toute sa vie était tour à tour méditation et curiosité. L’entretien gracieux et simple de cette jeune fille, la suavité de ses pensées, l’élan généreux de ses affections, et je ne sais quoi de grand, de brave et d’enjoué qu’elle tenait de son père et de son oncle, charmèrent peu à peu le bandit. Des perspectives nouvelles s’ouvraient devant lui, comme si, d’un drame tourmenté et fatigant, il entrait dans une idylle riante et paisible. Il avait trop d’intelligence pour ne pas comprendre tout, même ce qui était le plus opposé à ses instincts et à ses habitudes. Il avait dévoré les poëmes de Byron. Il s’était élevé dans ses rêves jusqu’à don Juan et jusqu’à Lara ; mais il avait lu aussi Pétrarque, il le savait par cœur ; et même il avait souri, au lieu de bâiller, en murmurant tout seul à voix basse les concetti de l’Aminta et du Pastor fido. Il se sentit calmé par ses épanchements avec la petite Mila, encore mieux qu’il ne l’était d’ordinaire lorsqu’il lisait ces puérilités sentimentales pour apaiser les orages de sa volonté.

Mais, enfin, le soleil baissait. Mila pensait à Magnani et demandait à partir.

« Eh bien, adieu, ma douce Mila, dit le Piccinino ; mais, en te reconduisant jusqu’à la porte du jardin, je veux faire sérieusement pour toi ce que je n’ai jamais fait pour aucune femme que par intérêt ou par moquerie.

― Quoi donc, seigneur ? dit Mila étonnée.

― Je veux te faire un bouquet, un bouquet tout virginal, avec les fleurs de mon jardin » répondit-il avec un sourire où, s’il entrait un peu de raillerie, c’était envers lui-même seulement.

Mila trouva cette galanterie beaucoup moins surprenante qu’elle ne le semblait au Piccinino. Il cueillit avec soin des roses blanches, des myrtes, de la fleur d’oranger ; il ôta les épines des roses ; il choisit les plus belles fleurs ; et, avec plus d’adresse et de goût qu’il ne s’en fût supposé à lui-même, il fit un magnifique bouquet pour son aimable hôtesse.

« Ah ! dit-il au moment de le lui offrir, n’oublions pas le cyclamen. Il doit y en avoir dans ces gazons… Non, non, Mila, ne cherche pas ; je veux les cueillir moi-même, pour que la princesse ait du plaisir à respirer mon bouquet. Car tu lui diras qu’il vient de moi, et que c’est la seule galanterie que je me sois permise avec toi, après un tête-à-tête de deux heures dans ma maison.

― Vous ne me défendez donc pas de dire à madame Agathe que je suis venue ici ?

― Tu le lui diras, Mila. Tu lui diras tout. Mais à elle seule, entends-tu ? Tu me le jures sur ton salut, car tu crois à cela, toi ?

― Et vous, seigneur, est-ce que vous n’y croyez pas ?

― Je crois, du moins, que je mériterais aujourd’hui d’aller en Paradis, si je mourais tout de suite ; car j’ai le cœur pur d’un petit enfant depuis que tu es avec moi.

― Mais, si la princesse me demande qui vous êtes, seigneur, et de qui je lui parle, comment vous désignerai-je pour qu’elle le devine ?

― Tu lui diras ce que je veux que tu saches aussi, Mila… Mais il se présentera peut-être des occasions, par la suite, où ma figure et mon nom ne se trouveront plus d’accord. Alors, tu te tairas, et, au besoin, tu feindras de ne m’avoir jamais vu ; car, d’un mot, tu pourrais m’envoyer à la mort.

― À Dieu ne plaise ! s’écria Mila avec effusion. Ah ! seigneur, comptez sur ma prudence et sur ma discrétion comme si ma vie était liée à la vôtre.

— Eh bien ! tu diras à la princesse que c’est Carmelo Tomabene qui l’a délivrée de l’abbé Ninfo, et qui t’a baisé la main avec autant de respect qu’il la baiserait à elle-même.

― C’est à moi de vous baiser la main, seigneur, répondit l’innocente fille, en portant la main du bandit à ses lèvres, dans la conviction que c’était au moins le fils d’un roi qui la traitait avec cette courtoisie protectrice ; car vous me trompez, ajouta-t-elle. Carmelo Tomabene est un villano, et cette demeure n’est pas plus vôtre que son nom. Vous pourriez habiter un palais si vous le vouliez ; mais vous vous cachez pour des motifs politiques que je ne dois pas et que je ne veux pas savoir. J’ai dans l’idée que vous serez un jour roi de Sicile. Ah ! que je voudrais être un homme, afin de me battre pour votre cause ! car vous ferez le bonheur de votre peuple, j’en suis certaine, moi ! »

La riante extravagance de Mila fit passer un éclair de folie dans la tête audacieuse du bandit. Il eut comme un instant de vertige et éprouva presque la même émotion que si elle eût deviné la vérité au lieu de faire un rêve.

Mais aussitôt il éclata d’un rire presque amer, qui ne dissipa point les illusions de Mila ; elle crut que c’était un effort pour détruire ses soupçons indiscrets, et elle lui demanda candidement pardon de ce qui venait de lui échapper.

« Mon enfant, répondit-il en lui donnant un baiser au front et en l’aidant à remonter sur sa mule blanche, la princesse Agathe te dira qui je suis. Je te permets de le lui demander ; mais, quand tu le sauras, souviens-toi que tu es ma complice, ou qu’il faut m’envoyer à la potence.

― J’irais plutôt moi-même ! dit Mila en s’éloignant et en lui montrant qu’elle baisait respectueusement son bouquet. »

« Eh bien ! se dit le Piccinino, voici la plus agréable et la plus romanesque aventure de ma vie. J’ai joué au roi déguisé, sans le savoir, sans m’en donner la peine, sans avoir rien médité ou préparé pour me procurer cet amusement. Les plaisirs imprévus sont les seuls vrais, dit-on ; je commence à le croire. C’est peut-être pour avoir trop prémédité mes actions et trop arrangé ma vie que j’ai trouvé si souvent l’ennui et le dégoût au bout de mes entreprises. Charmante Mila ! quelle fleur de poésie, quelle fraîcheur d’imagination dans ta jeune tête ! Oh ! que n’es-tu un adolescent de mon sexe ! que ne puis-je te garder près de moi sans te faire rien perdre de tes riantes chimères et de ta bienfaisante pureté ! Je trouverais la douceur de la femme dans un compagnon fidèle, sans risquer d’inspirer ou de ressentir la passion qui gâte et envenime toutes les intimités ! Mais de tels êtres n’existent pas. La femme ne peut manquer de devenir perfide, l’homme ne peut pas cesser d’être brutal. Ah ! il m’a manqué, il me manquera toujours de pouvoir aimer quelqu’un. Il m’eût fallu rencontrer un esprit différent de tous les autres, et encore plus différent de moi-même… ce qui est impossible !

« Suis-je donc un caractère d’exception ? se demandait encore le Piccinino, en suivant des yeux la trace que les petits pieds de Mila avaient laissée sur le sable de son jardin. Il me semble que oui, quand je me compare aux montagnards avec lesquels je suis forcé de vivre, et à ces bandits que je dirige. Parmi eux, j’ai, dit-on, plus d’un frère. Ce qui m’empêche d’y croire, c’est qu’ils n’ont rien de moi. Les passions qui servent de lien entre nous diffèrent autant que les traits de nos visages et les forces de nos corps. Ils aiment le butin pour convertir en monnaie tout ce qui n’est pas monnaie ; et moi, je n’aime que ce qui est précieux par la beauté ou la rareté. Ce qu’ils peuvent acquérir, ils le gardent par cupidité ; moi, je le ménage par magnificence, afin de pouvoir agir royalement avec eux dans l’occasion, et d’étendre mon influence et mon pouvoir sur tout ce qui m’environne.

« L’or n’est donc pour moi qu’un moyen, tandis que pour eux c’est le but. Ils aiment les femmes comme des