Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
106
LE PICCININO.

tres, et en adressant un salut ironique à l’être misérable qui gisait à ses pieds, la bouche entr’ouverte et l’œil terne. Je vous rends mon estime jusqu’à un certain point. Vrai, je ne vous en croyais pas capable ! »

L’œil de Ninfo parut s’animer. Il essaya de faire un mouvement, et une sorte de râle s’exhala de sa poitrine.

« Ah ! est-ce que nous sommes encore là ? dit le Piccinino en lui plaçant le gouleau du flacon narcotisé dans la bouche. Ceci vous a réveillé ? Ceci vous tenait plus au cœur que la belle Mila ? En ce cas, vous ne deviez pas songer à la galanterie et venir ici au lieu de courir aux affaires ! Dormez donc, Excellence, car, si vous comprenez, il vous faudra mourir ! »

L’abbé retomba sur le carreau, son regard vitreux resta attaché comme celui d’un cadavre sur la figure ironique du Piccinino.

« Il a besoin de repos, dit ce dernier à Mila avec un cruel sourire ; ne le dérangeons pas davantage. »

Il alla fermer avec de grandes barres de fer cadenassées les solides contrevents de la fenêtre, et sortit avec Mila, après avoir enfermé l’abbé à double tour et mis la clé dans sa poche.

XXXIX.

IDYLLE.

Le Piccinino ramena sa jeune compagne dans le jardin, et, devenu tout à coup pensif, il s’assit sur un banc, sans paraître se souvenir de sa présence. C’était pourtant à elle qu’il pensait ; et voici ce qu’il se disait à lui-même :

« Laisser partir d’ici cette belle créature, aussi calme et aussi fière qu’elle y est entrée, ne sera-ce pas le fait d’un niais ?

« Oui, ce serait le fait d’un niais pour l’homme qui aurait résolu sa perte ; mais moi, je n’ai voulu qu’essayer l’empire de mon regard et de ma parole pour l’attirer dans ma cage, comme un bel oiseau qu’on aime à regarder de près, et auquel on donne ensuite la volée parce qu’on ne veut pas qu’il meure.

« Il y a toujours un peu de haine dans le désir violent qu’une femme nous inspire. » (C’est toujours le Piccinino qui raisonne et résume ses impressions.) « Car la victoire, en pareil cas, est affaire d’orgueil, et il est impossible de lutter, même en jouant, sans un peu de colère.

« Mais il n’y a pas plus de haine que de désir ou de dépit dans le sentiment que cette enfant m’inspire. Elle n’a pas seulement l’idée d’être coquette avec moi ; elle ne me craint pas ; elle me regarde en face sans rougir ; elle n’est pas émue par ma présence. Que j’abuse de son isolement et de sa faiblesse, elle se défendra peut-être mal, mais elle sortira d’ici toute en pleurs, et elle se tuera peut-être, car il y en a qui se tuent… Elle détestera tout au moins mon souvenir et rougira de m’avoir appartenu. Or, il ne faut pas qu’un homme comme moi soit méprisé. Il faut que les femmes qui ne le connaissent point le craignent ; il faut que celles qui le connaissent l’estiment ou le désirent : il faut que celles qui l’ont connu le regrettent.

« Il y a, certes, à la limite de l’audace et de la violence, une ivresse infinie, un sentiment complet de la victoire ; mais c’est à la limite seulement : une ligne au-delà, et il n’y a plus que bêtise et brutalité. Dès que la femme peut vous reprocher d’avoir employé la force, elle règne encore, bien que vaincue, et vous risquez de devenir son esclave, pour avoir été son maître malgré elle. J’ai ouï dire qu’il y avait eu quelque chose de ce genre dans la vie de mon père, bien que Fra-Angelo n’ait pas voulu s’expliquer là-dessus. Mais tout le monde sait bien que mon père manquait de patience et qu’il s’enivrait. C’étaient les folies de son temps. On est plus civilisé et plus habile aujourd’hui. Plus moral ? non ; mais plus raffiné, et plus fort par conséquent.

« Y aurait-il beaucoup de science et de mérite à obtenir de cette fille ce qu’elle n’a pas encore accordé à son amant ? Elle est trop confiante pour que la moitié du chemin ne soit pas facile. La moitié du chemin est faite, d’ailleurs. Elle a été fascinée par mes airs de vertu chevaleresque. Elle est venue, elle est entrée dans mon boudoir ; elle s’est assise à mes côtés. Mais l’autre moitié n’est pas seulement difficile, elle est impossible. Lui faire désirer de me combattre et de céder pour obtenir, voilà ce qui n’entrera jamais dans son esprit. Si elle était à moi, je l’habillerais en petit garçon et je l’emmènerais avec moi à la chasse. Au besoin, elle chasserait au Napolitain comme elle vient de chasser à l’abbé. Elle serait vite aguerrie. Je l’aimerais comme un page ; je ne verrais point en elle une femme. »

« Eh bien ! seigneur, dit Mila, un peu ennuyée du long silence de son hôte, est-ce que vous attendez l’arrivée du Piccinino ? Est-ce que je ne pourrais pas m’en aller, à présent ?

― Tu veux t’en aller ? répondit le Piccinino en la regardant d’un air préoccupé.

― Pourquoi pas ? vous avez mené les choses si vite qu’il est encore de bonne heure, et que je peux m’en retourner seule au grand jour. Je n’aurai plus peur, à présent que je sais où est l’abbé, et combien il est incapable de courir après moi.

― Tu ne veux donc pas que je t’accompagne, au moins jusqu’à Bel-Passo ?

― Il me paraît bien inutile que vous vous dérangiez.

― Eh bien, va, Mila ; tu es libre, puisque tu es si pressée de me quitter, et que tu te trouves si mal avec moi.

― Non, seigneur, ne dites pas cela, répondit ingénument la jeune fille. Je suis très-honorée de me trouver avec vous, et, s’il n’y avait pas à cela le danger que vous savez d’être épiée et faussement accusée, j’aurais du plaisir à vous tenir compagnie ; car vous me paraissez triste, et je servirais, du moins, à vous distraire. Quelquefois madame Agathe est triste aussi, et quand je veux la laisser seule, elle me dit : « Reste près de moi, ma petite Mila ; quand même je ne te parle pas, ta présence me fait du bien. »

― Madame Agathe est triste quelquefois ? En savez-vous la cause ?

― Non ; mais j’ai dans l’idée qu’elle s’ennuie. »

Là-dessus, le Piccinino fit beaucoup de questions, auxquelles Mila répondit avec sa naïveté habituelle, mais sans vouloir ni pouvoir lui apprendre autre chose que ce qu’il avait déjà entendu dire : à savoir qu’elle vivait dans la chasteté, dans la retraite, qu’elle faisait de bonnes œuvres, qu’elle lisait beaucoup, qu’elle aimait les arts, et qu’elle était d’une douceur et d’une tranquillité voisine de l’apathie, dans ses relations extérieures. Cependant la confiante Mila ajouta qu’elle était sûre que sa chère princesse était plus ardente et plus dévouée dans ses affections qu’on ne le pensait ; qu’elle l’avait vue souvent s’émouvoir jusqu’aux larmes au récit de quelque infortune, ou seulement à celui de quelque naïveté touchante.

« Par exemple ! dit le Piccinino ; cite-m’en un exemple ?

― Eh bien ! une fois, dit Mila, je lui racontais qu’il y a eu un temps où nous étions bien pauvres, à Rome. Je n’avais alors que cinq ou six ans, et comme nous avions à peine de quoi manger, je disais quelquefois à mon frère Michel que je n’avais pas faim, afin qu’il mangeât ma part. Mais Michel, s’étant douté de mon motif, se mit à dire, de son côté, qu’il n’avait pas faim ; si bien que souvent notre pain resta jusqu’au lendemain, sans que nous voulussions convenir, l’un et l’autre, que nous avions grande envie de le manger. Et cette cérémonie fit que nous nous rendions plus malheureux que nous ne l’étions réellement. Je racontais cela en riant à la princesse ; tout à coup je la vis fondre en larmes, et elle me pressa contre son cœur en disant : « Pauvres enfants ! pauvres chers enfants ! » Voyez, seigneur, si c’est là un cœur froid et un esprit endormi, comme on veut bien le dire ? »

Le Piccinino prit le bras de Mila sous le sien et la promena dans son jardin, tout en la faisant parler de la