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SIMON.

vous n’avez reçu de nouvelles de monsieur votre père, belle demoiselle ? » demanda-t-il à Fiamma d’un air très-significatif.

Cette question fut pour Simon comme une goutte d’eau froide sur un brasier. Il était en train de se laisser aller à de nouveaux enchantements ; le seul nom du comte réveilla en lui mille réflexions pénibles. Il examina le visage de mademoiselle de Fougères pour savoir si elle avait quelque appréhension du retour de son père ; mais la noble harmonie de ce visage n’était jamais troublée par des craintes légères.

« Je l’attends demain, répondit-elle tranquillement ; mais il se pourrait cependant qu’il fût déjà de retour, car il est si actif en toutes choses qu’il part et revient toujours plus tôt qu’il ne l’avait projeté.

— Et s’il était à cette heure au château ? fit observer Simon, incapable de maîtriser son inquiétude.

— Il y serait sans doute occupé déjà de mille soins, répondit-elle, et plus pressé de compter avec son régisseur que de toute autre chose. »

Elle resta encore une demi-heure, affectant beaucoup de calme ; puis elle mit son chapeau et pria M. Parquet de lui donner le bras jusqu’au château. Dès qu’ils furent sortis de la chaumière : « Pourquoi ne m’avez-vous pas appris tout franchement que mon père était arrivé ? lui dit-elle. Croyez-vous que je n’aie pas lu cela sur votre figure ?

— En vérité ! fit l’avoué. Fin contre fin…

— Il ne s’agit pas de nous adresser des compliments réciproques, interrompit la pétulante Fiamma. Voyons, mon cher sigisbée, que signifiait votre physionomie ? qu’avez-vous dans l’esprit ?

— J’ai dans l’esprit, répondit Parquet d’un ton doux et paternel, que vous avez écouté un peu trop votre bon cœur durant cette dernière absence de M. le comte. Je vous l’ai dit, Jeanne Féline est un ange de vertu ; je ne vous souhaiterais pas de plus haute noblesse que d’être sa fille. Simon est un digne jeune homme qui mériterait de Dieu la faveur d’avoir une sœur telle que vous ; mais votre père, qui n’entend rien aux relations de sentiments, si belles et si saintes qu’elles soient, blâmera certainement votre intimité avec cette famille de paysans. Il n’eût pas approuvé que vous vissiez madame Féline sur le pied d’égalité, comme vous faites ; à plus forte raison maintenant que voici son fils de retour. Vous savez tout ce que la malice du public peut imaginer en cette occasion. Avez-vous réfléchi à cela ? Ne croyez-vous pas que désormais, du moins pendant les semaines du séjour de M. de Fougères au château, vous feriez bien de cesser vos relations avec la maison Féline ?

— Je sais, mon ami, répondit Fiamma, que ce serait une conduite prudente, si tant est que l’intérêt personnel doive céder à l’absurdité par crainte de querelles ; je sais que mon père, tout en accablant M. Féline de compliments et de prévenances, le remercierait volontiers de ne pas répondre à ses invitations. Malgré sa ponctualité à saluer profondément madame Féline et à lui demander de ses nouvelles dans la rue, il n’oserait lui offrir une chaise dans son salon à côté de la femme du sous-préfet. Cependant il faudra bien qu’il en vienne là. Il m’en coûtera quelque peine ; j’essuierai des admonestations ennuyeuses, et j’entendrai émettre des principes de morale et de bienséance qui feront bouillir mon sang dans mes veines ; mais, comme à l’ordinaire, je tiendrai bon, je serai respectueuse, et ma volonté sera faite. Ne vous inquiétez donc de rien ; mon père est un homme qu’il faut forcer à bien agir en le prenant au mot. Je me charge de faire dîner madame Féline à sa table ; chargez-vous d’amener M. Féline à lui rendre visite.

— Mais vous tenez donc bien à la société de ces Féline ? demanda M. Parquet, qui voulait toujours savoir le fin mot de toute affaire, et ne commençait aucune démarche, si légère qu’elle fût, sans avoir confessé sa partie.

— J’y tiens comme je tiens à vous et à votre fille, répondit Fiamma avec fermeté. Si mon père croyait conforme à ses intérêts et à ses préjugés de m’éloigner de vous, pensez-vous que je ne résisterais pas de toutes mes forces à cette injustice ?

— Vous avez une manière de dire, reprit maître Parquet tout attendri, qui fait qu’on vous obéit aveuglément ; vous me feriez fabriquer de la fausse monnaie. Cependant, avant de vous céder, je veux, ma chère fille, pour me venger de l’ascendant que vous prenez sur moi, vous adresser quelques reproches. Vous n’avez pas assez de déférence pour votre père ; vous lui faites trop sentir votre supériorité… Écoutez-moi jusqu’au bout. Je sais que vous avez avec lui le meilleur ton, et que jamais une parole blessante n’est sortie de votre bouche ; mais, voyez-vous ! si Bonne, avec tout votre respect extérieur, me traitait comme vous le traitez au fond de l’âme, j’aimerais mieux qu’elle m’arrachât ma perruque et qu’elle me la jetât au visage, sauf à se rendre ensuite à mes raisons.

— Ah ! monsieur Parquet, s’écria Fiamma d’un ton douloureux, pouvez-vous comparer la sympathie de cœur et la conformité des principes qui vous lient à votre fille avec ce qui se passe entre M. de Fougères et moi ? Je conviens que, dans ma conduite envers lui, je manque souvent de prudence.

Prudence ! interrompit M. Parquet avec un mouvement chagrin. Voilà de ces mots qui sont cruels à entendre ! Je ne m’explique pas, Fiamma, que vous, si généreuse, si tendre, si dévouée pour nous, vous n’ayez pas dans le cœur le moindre sentiment d’affection pour votre père. Moi, je suis enchanté que vous ne lui ressembliez pas ; je l’aime médiocrement, et vous, je vous chéris comme une seconde fille ; mais enfin, cette clairvoyance, cette justice cruelle avec laquelle vous pesez les défauts de celui qui vous a donné le jour…

— Arrêtez, Parquet, s’écria Fiamma, et regardez le mal que vous me faites ! »

Parquet fut effrayé de l’altération de son visage et de la pâleur mortelle de ses lèvres.

— Eh bien ! mon Dieu, s’écria-t-il à son tour, ne parlons plus de tout cela.

— Oh ! mon ami ! n’en parlons jamais, répondit la jeune fille en faisant un effort pour marcher ; car vous me feriez dire ce que je ne veux pas, ce que je ne dois jamais dire à personne.

— Juste ciel ! reprit M. Parquet, dont la curiosité s’éveilla vivement. A-t-il donc eu quelque tort exécrable à votre égard ? Avez-vous contre lui des sujets de plainte assez terribles pour étouffer la voix du sang ?

— Non, monsieur Parquet, ce n’est pas cela, répondit-elle. Il y a dans ma vie un mystère que je ne peux jamais révéler et dont je ne peux me plaindre qu’à la destinée. Ne m’interrogez pas, mais soyez indulgent pour moi et ne me jugez pas. Ma situation est si exceptionnelle que mon caractère et ma conduite doivent être bizarres.

— Adieu, voici en effet la chaise de poste du comte dans la cour. Faites ce que je vous ai dit : vale et me ama. »

Pauvre enfant ! pensa M. Parquet en retournant chez lui. Il faut qu’elle ait une âme bien orageuse, ou que ce Fougères soit un bien méchant cuistre avec ses ailes de pigeon ! Allons ! il y aura eu là quelque cas d’inclination contrariée. Ah ! les jeunes filles ! L’amour, c’est l’insecte rongeur qui s’attaque aux plus belles roses ! Décidément, pour ma part, je renonce aux lois du trop aimable Cupidon, et je m’abandonne aux consolations d’une douce philosophie.

IX.

Gouverné entièrement par la chère dogaresse (c’est ainsi qu’en raison de son caractère absolu et de ses manières impériales l’érudit avoué avait surnommé mademoiselle de Fougères), M. Parquet céda à ses désirs et se contenta de lui adresser de temps en temps une tendre admonestation, à laquelle Fiamma mettait fin par des réticences mystérieuses. Au grand étonnement de l’avoué, madame Féline et son fils reçurent au salon du château un accueil tel que, malgré l’extrême fierté de Jeanne et