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SIMON.

s’écria M. Parquet avec des yeux pétillants d’une malice que M. de Fougères prit pour l’expression de l’amour-propre satisfait. Je vais chercher Simon, je vous l’amène…

— Allez, mon ami, allez vite, mon bon Parquet, dit le comte en lui pressant les mains, je vous en aurai une éternelle reconnaissance.

— Et vous lui donnerez votre fille en mariage, reprit Parquet ; moyennant quoi, il refusera de plaider contre vous, et s’engagera, pour l’avenir, à plaider gratis tous les procès que vous pourrez avoir, jusqu’à la concurrence de deux cents…

— Ma fille en mariage ! dit M. de Fougères en reculant de trois pas et en pâlissant de colère. Est-ce là la condition ? M. Féline veut épouser Fiamma ?

— Eh bien ! pourquoi pas ?… reprit M. Parquet d’un air assuré ; le trouvez-vous trop vieux, celui-là ? Il est juste de l’âge de Fiamma ; il est beau comme un ange, il s’est fait un plus grand nom que celui que vos pères vous ont laissé. Il appartient à la plus honnête famille du pays. Il gagne de vingt-cinq à trente mille francs par an. Il a toutes les supériorités, toutes les vertus, toutes les grâces. Il vous demande votre fille, et vous hésitez ?

— Ma fille ne veut pas se marier, répondit sèchement le comte.

— Est-ce là l’unique cause de votre refus, monsieur le comte ?

— Oui, monsieur Parquet, l’unique ; mais vous savez qu’elle est invincible.

— Je ne sais rien du tout, monsieur le comte, que ce qu’il vous plaira de me dire franchement. M’autorisez-vous à faire ce que vous venez d’imaginer vous-même, de monter à l’appartement de Fiamma et de lui demander son cœur et sa main, non pour moi, vieux barbon, mais pour Simon Féline, et, si j’obtiens cette promesse, la ratifierez-vous sur-le-champ ?

— Sur-le-champ, monsieur Parquet, répondit le comte, à qui la réflexion venait de rendre le calme de l’hypocrisie ; seulement permettez-moi de vous dire que cette manière de procéder, imaginée par moi dans la chaleur de l’entretien et dans la gaieté d’une supposition, est contraire dans l’application à toutes les convenances. Nous arriverons au même but sans blesser la pudeur de Fiamma.

— Fiamma n’a pas besoin de pudeur avec moi, je vous assure, monsieur le comte. Je pourrais être votre père, à plus forte raison le sien ; laissez-moi donc aller lui parler, et je vous réponds qu’elle ne se gênera pas pour me dire ce qu’elle pense.

— Je ne puis permettre que cela se passe ainsi, reprit le comte ; ma femme sert de mère à Fiamma : c’est à elle qu’il faudrait s’adresser d’abord, elle en causerait avec ma fille…

— Votre femme est de l’âge de Fiamma et ne peut jouer sérieusement le rôle de sa mère ; ensuite, je doute qu’elle ait beaucoup d’influence sur son esprit ; ainsi on peut s’éviter la peine de chercher ce prétexte.

— Ce prétexte ? Pensez-vous que je me serve de prétexte ? dit le comte blessé ; croyez-vous que je ne sois pas assez franc et assez maître de mes actions pour refuser ou pour accorder la main de ma fille ?

— C’est précisément là l’objet de la question, répondit hardiment Parquet, à qui il n’était pas facile d’en imposer ; mais voici Fiamma elle-même, et c’est devant vous qu’elle va me répondre.

— Qu’il n’en soit pas question en cet instant ni de cette manière, je vous en prie, » dit le comte en s’efforçant de faire sentir son autorité à M. Parquet ; mais Parquet était déterminé à tout braver. Mademoiselle de Fougères entrait en cet instant. Il marcha au-devant d’elle et la prit par le bras, comme s’il eût craint qu’on ne la lui arrachât avant qu’il eût parlé. « Fiamma, dit-il en l’amenant vers son père, répondez à une question très-concise : voulez-vous épouser Simon Féline ? » Fiamma tressaillit, puis elle se remit aussitôt, regarda le visage impassible de son père, et vit, à la blancheur de ses lèvres, qu’il était dévoré de ressentiment. Elle répondit sans hésiter : « J’y consens, si mon père le permet.

— Une fille bien née ne répond jamais ainsi, dit le comte en se levant ; avant de déclarer aussi librement ses désirs, elle demande conseil à ses parents. Il y a une espèce d’effronterie à procéder de la sorte. Il est évident que je ne puis vous refuser mon consentement ; je ne le puis, ni ne le veux ; car j’estime infiniment le choix que vous avez fait. Seulement je trouve dans le mystère de ce choix, et dans la manière dont on a surpris ma franchise, tout ce qu’il y a de plus opposé à la décence de la femme, à la loyauté de l’ami, et au respect dû au père. »

Ayant ainsi parlé avec cette apparence de dignité que les vieux aristocrates possèdent au plus haut degré et qu’ils savent ressaisir dans les occasions même où leurs actions manquent le plus de la véritable dignité, il repoussa du pied le fauteuil qui était derrière lui et sortit brusquement de la chambre.

« Ce consentement équivaut à un refus, dit Fiamma à son ami ; Parquet, nous avons été trop vite.

— La balle est lancée, dit Parquet, il ne faut plus la laisser retomber.

— Je me charge de plier mon père comme un roseau si M. Féline consent à refuser ma dot.

— Il n’y consent pas, répondit Parquet : il exige qu’il en soit ainsi.

— Si mon père ne cède pas à cette séduction, il n’y a plus d’espérance, reprit Fiamma ; car une explication serait inévitable entre lui et moi, et j’aime mieux me faire religieuse que d’épouser Simon au prix de cette explication.

— Toujours le secret ! dit Parquet avec humeur en se retirant. Comment faire marcher une affaire dont les pièces ne sont pas au dossier ! »

XVII.

Fiamma, prévoyant bien que la colère de son père aurait une prochaine explosion, s’était sauvée au fond du parc, espérant éviter sa vue pendant les premières heures. Mais le destin voulut qu’ils se rencontrassent dans l’endroit le plus retiré de l’enclos. M. de Fougères allait précisément là cacher et étouffer son dépit ; et voyant l’objet de sa fureur, il oublia la résolution qu’il avait prise de se modérer. Ses petits yeux grossirent et gonflèrent ses paupières ridées ; il fut forcé de se jeter sur un banc pour ne pas étouffer.

C’était en effet une grande contrariété pour le comte que cette ouverture inattendue de M. Parquet et l’adhésion subite qu’y avait donnée sa fille. En voyant Fiamma se retirer au couvent et ne plus faire chez lui que des apparitions de stricte bienséance, il s’était flatté, pendant deux ans, d’en être tout à fait débarrassé. Sa joie avait été au comble lorsque Fiamma lui avait dit, huit jours auparavant, que son intention était de prendre le voile, et qu’elle allait l’accompagner à Fougères pour faire ses adieux à ses amis du village et leur donner l’assurance de la liberté d’esprit et de la satisfaction véritable avec lesquelles elle embrassait l’état monastique. Ce voyage avait paru d’autant plus convenable et d’autant plus avantageux à M. de Fougères vis-à-vis de l’opinion publique, qu’il se croyait plus assuré de la résolution inébranlable de sa fille. La crainte d’une inclination de sa part pour Féline n’avait jamais été sérieuse en lui, et, s’il l’avait eue, depuis longtemps elle s’était dissipée. Il ignorait leur correspondance, et, lors même qu’il en eût été le confident, il eût pu croire que Simon était guéri de son amour et que Fiamma ne l’avait jamais partagé.

La scène qui venait d’avoir lieu avait donc été pour lui un coup de foudre. Ce n’est pas qu’une alliance avec Féline fût désormais aussi disproportionnée à ses yeux qu’elle l’eût été deux ou trois ans auparavant. Depuis la veille surtout, M. de Fougères commençait à apprécier les avantages de la position et l’importance des talents de Simon. Il avait vu en arrivant les sommités aristocratiques de la province. Il avait dîné à la préfecture, et là tous les convives avaient déploré les opinions de