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LE SECRÉTAIRE INTIME.

pour le présenter demain dans un bouquet sur l’assiette de Son Altesse. »

Saint-Julien, au lieu de se retirer, alla se cacher sous les saules jusqu’au moment où Quintilia sortit de la maisonnette. Spark lui donnait le bras. Il l’accompagna jusqu’au bord de la barque, et s’arrêtant sous les saules, à trois pas de Saint-Julien, il l’embrassa. Ce baiser fit involontairement tressaillir Saint-Julien, et le cœur lui battit violemment.

Gina se réveilla en sursaut lorsque sa maîtresse sauta dans la barque.

« Rentrez vite, dit Quintilia au jeune Allemand. »

Il obéit ; mais il resta à sa fenêtre jusqu’à ce que la barque se fût perdue dans la brume. Saint-Julien, caché sous les saules, la suivait aussi des yeux. La princesse avait ôté son chapeau, le vent agitait ses cheveux, elle était debout et belle comme un ange sous son costume d’homme.

XVIII.

Pendant le reste de la nuit, Saint-Julien fut en proie à des angoisses plus vives que toutes celles qu’il avait déjà éprouvées. Décidément il méprisait Quintilia ; car la découverte de cette dernière turpitude confirmait toutes les autres. Pour mentir ainsi, il fallait avoir l’assurance que donne une longue carrière de vices. « Mais, se disait Saint-Julien, pourquoi prendre tant de soin avec moi et si peu avec les autres ? Pourquoi ne s’est-elle pas confiée à moi comme elle se confie à Spark ? Elle ne le connaît pas, et elle se jette dans ses bras aujourd’hui sans avoir le moindre souci du mépris qu’il aura pour elle demain matin. Assez orgueilleuse pour repousser les insolentes prétentions de Gurck et de Steinach, elle se livre le même soir à un pauvre étudiant dont elle sait à peine le nom. Pourquoi ne s’est-elle pas montrée à moi telle qu’elle est ? Je l’aurais aimée peut-être, et du moins l’affection que j’aurais eue pour elle ne m’aurait pas rendu malheureux. Franche, hardie et galante, je l’aurais aimée comme un homme. J’aurais été discret comme la Ginetta, s’il l’avait fallu ; et du moins, lorsque j’aurais causé avec elle, je n’aurais pas été sur un continuel qui-vive. Je n’aurais pas joué un rôle ridicule ; je ne me serais pas laissé subjuguer par de fausses vertus. Une telle femme ne m’eût pas inspiré d’amour ; mais, du moment qu’elle m’aurait loyalement avoué ses faiblesses, je ne me serais pas cru en droit de la mépriser. Par combien de hautes facultés et de qualités nobles ne pouvait-elle pas racheter un vice ! J’aurais été tolérant, l’amitié peut l’être. Croyait-elle ne pouvoir faire de moi son ami sans monter sur un piédestal et sans diviniser en elle la boue humaine ? Elle n’est pas si craintive, elle qui fait gloire de pardonner à ceux que les hommes condamnent. Croyait-elle pouvoir se farder de tant de perfections sans me forcer à l’aimer passionnément ? Oh ! elle n’est pas si ingénue ; elle sait ce qu’elle veut et ce qu’elle peut. Mais que voulait-elle de moi ? Elle m’a pris par caprice comme elle avait pris Dortan, comme elle prend Spark ; et pourtant elle n’a pas fait de moi son amant. Elle m’a traité comme un personnage politique dont l’estime lui serait utile, et elle a mis en œuvre toute l’habileté d’une fille de Satan pour me fermer les yeux à l’évidence. Oh ! la savante comédie que de me jeter une clef qui ouvrait sans doute un coffre vide, et de me dire tout ce qui devait empêcher un homme d’honneur de la ramasser ! Elle a pleuré vraiment ! et moi aussi. Ô dérision ! Est-ce ainsi, mon Dieu, qu’on se joue de ceux qui croient en votre nom ! Mais enfin pourquoi ces raffinements d’hypocrisie avec moi ? Elle laisse croire aux autres tout ce que bon leur semble ; elle ne s’est jamais expliquée avec Galeotto, et c’est pour moi seul qu’elle s’impose un rôle si magnifique. »

Julien rentra au palais et se retourna cent fois dans son lit, cherchant toujours une réponse à cette question. Il n’en trouva pas d’autre que celle que Galeotto lui avait faite : c’est que Quintilia, en femme raffinée, voulait essayer de tout, même de ce dont elle n’était pas capable ; c’est qu’elle voulait satisfaire sa vanité ou sa curiosité en inspirant un véritable amour, en contemplant du sein de la débauche le spectacle, nouveau pour elle, des souffrances timides d’un cœur pur. Ce n’était qu’un essai à faire, une scène ou deux à bien jouer, un amusement à se donner gratis ; c’était une partie engagée avec un partenaire qui mettait tout son avoir et qui devait perdre ou gagner sans qu’elle risquât rien au jeu.

Cette idée transporta Julien de colère ; il ne put dormir et alla courir les bois toute la journée. Il aperçut Spark dans un sentier et s’éloigna précipitamment. Il ne savait plus que penser de son ami. Tantôt il le regardait comme un intrigant spirituel, capable de parler des jours entiers sur la vertu, mais capable aussi de frayer gaiement avec le vice ; tantôt il le regardait comme un intrigant plus fourbe que Quintilia elle-même et faisant pour elle le métier d’espion.

Il rentra le soir, harassé de fatigue, et monta à sa chambre, incertain s’il se coucherait ou s’il se ferait servir à souper. Il trouva sa porte fermée en dedans au verrou, et une espèce de voix de bal masqué lui glissa qui est là ? au travers de la serrure.

« Parbleu ! qui est là vous-même ? répondit-il, je suis moi, et je veux rentrer chez moi. »

Aussitôt la porte s’ouvrit, et il recula de surprise en voyant Galeotto. « Silence ! pas d’exclamations ! dit le page ; j’ai trouvé plaisant de me cacher dans le palais même et de choisir ta chambre pour mon asile. Je me suis glissé, avec la nuit, par les jardins, et j’ai pris le petit escalier. Me voici installé, personne ne s’en doute ; mais que Dieu te maudisse pour m’avoir fait attendre ainsi ton retour ! Je n’ai pas soupé, je meurs de faim. Ah ça ! toi qui peux circuler dans les corridors, va me chercher bien vite quelque perdrix froide aux citrons, avec deux ou trois bouteilles du meilleur vin qui te tombera sous la main ; et si dans ton chemin tu vois passer quelque gelée aux roses ou quelque pastèque confite d’Alexandrie, ne néglige pas de t’approprier ces douceurs. Un page italien ne se nourrit pas comme un groom anglais ; et depuis que j’ai changé de régime, je me sens tout spleenétique. »

Saint-Julien ne fut pas fâché de retrouver son malicieux compagnon ; l’ironie était la seule distraction dont il se sentît capable en cet instant. Il se glissa dans les offices, et revint avec un faisan, deux bouteilles de vin de Chypre et un gâteau de pistaches.

Ils fermèrent les fenêtres, baissèrent les rideaux et poussèrent tous les verrous, après quoi ils se mirent à souper. Les railleuses folies de Galeotto et la chaleur du vin fouettèrent peu à peu les esprits de Julien, et, au lieu de s’endormir sur sa chaise, comme d’abord il en avait menacé son compagnon, il tomba dans un état d’exaltation moitié fébrile et moitié bachique qui divertit singulièrement le malin page. Après une heure de babil, il se calma tout à coup, et devint si sombre que Galeotto, n’en pouvant plus tirer une parole, prit le parti de se jeter sur le lit et de s’assoupir.

Saint-Julien ressentait d’assez vives douleurs à la tête et à la poitrine ; mais il était tout à fait dégrisé, il ne lui restait qu’une exaltation nerveuse qui le disposait à la colère.

« Non, se disait-il en marchant lentement dans sa chambre, à la lueur rouge d’une lampe prête à s’éteindre, non, il n’en sera pas ainsi. Je n’aurai pas été pris pour jouet et pour passe-temps ; on ne m’aura pas mis dans une collection pour me regarder à la loupe comme un des insectes de M. Cantharide ; je ne m’en irai pas sottement promener au loin la blessure que m’a faite une flèche empoisonnée, tandis qu’on fera la description de mon cerveau lunatique et la dissection de mes phrases de roman entre une séance métaphysique et une joyeuse prouesse de nuit. Je ne laisserai pas incruster l’épisode du secrétaire intime dans les annales galantes de la cour ou dans les mémoires secrets de la princesse. Si M. Spark ou quelque autre rédige le chapitre, je veux lui fournir